Le Ferghana





Je comprends pourquoi les deux voies de circulation des routes sont séparées par d'imposantes balises de béton qui façonnent un mur infranchissable. Ils roulent n'importe comment. À droite, à gauche, au milieu de la chaussée, faisant de brusques écarts pour éviter les nids de poule. Au moins les balises les obligent-elles à rester du bon côté. Nous roulons bon train. Alisher a l'allure d'un jeune homme moderne, bien sapé et sûr de lui. C'est un battant. Il est "tour coordinator" dans une agence de voyage et prétend connaître Ary, le gérant du club Cæsar qui m'avait si bien renseigné sur l'Ouzbékistan. Cinthia est sa petite amie. Je lui fait remarquer que ce doit être bien pratique pour apprendre la langue. Moi-même, j'aspire à apprendre l'ouzbek. « Il faut que vous rencontriez ma sœur » me dit-il en me tendant sa carte. Battant et sympa, Alisher. J'espère qu'il ne prend pas un pourcentage au passage. Vers 13 heures nous arrivons à Tachkent et je me fais déposer près de la gare des autobus pour le Ferghana. J'ai dans l'idée de m'arrêter à Kokand. J'ai lu dans mon guide que cette ville offre une image explicite de l'Asie centrale soviétique et postsoviétique. Qu'il y a là-bas le palais d'un voyou. Que c'est la ville la plus fameuse de la plaine du Ferghana. Mortelle ennemie de Boukhara au XIXe siècle, opposante tenace à la Russie impériale, elle résista aux Gardes rouges jusqu'en 1923 et fut le fief du mouvement basmatchi né en réaction contre la politique anti musulmane des Russes. Les Basmatchis furent assimilés par commodité à des bandes de brigands et ils continuent encore aujourd'hui à figurer le pillard hirsute des histoires populaires dans les isbas et les datchas.

J'ai vite fait de trouver un nouveau chauffeur. Trois autres voyageurs attendent déjà dans une modeste Lada planquée à l'écart. On m'accueille avec enthousiasme. Enfin, ils vont pouvoir partir. Ce sont tous des Ouzbeks et ils ont l'air d'être de joyeux drilles. Ils me parlent tous en même temps malgré mes signes d'impuissance jusqu'à ce que l'un d'entre eux, le plus débrouillard, le plus fort en gueule, se déclare mon unique interlocuteur, ce qui ne résout rien mais ramène le calme. La route est pitoyable. Des travaux presque tout le long. Un revêtement de pierres concassées qui fait place parfois à des sections au macadam défoncé. Nombreux sont les véhicules immobilisés sur le bord de la route à cause de pneumatiques éclatés ou de gicleurs encrassés. Nous faisons halte dans un Auto service pour démonter et nettoyer le nôtre. Changer de région, ici, c'est passer une frontière. Nous retrouvons les mêmes check-points qu'entre Tachkent et Samarcande. Un flic s'avisant de ma présence me fait signe de sortir et demande à voir mon passeport ainsi que le contenu de mon sac. Simplement le petit sac que je trimballe avec moi, celui qui est dans le coffre ne l'intéresse pas. Il tombe sur quelque chose qui l'intrigue. « Préservativa ? » s'étonne-t-il en me toisant comme s'il venait de trouver un sachet d'héroïne. Il me convoque aussitôt pour aller rendre compte à ses chefs stationnés un peu plus loin. Ceux-ci examinent longuement, l'un après l'autre, le petit sachet. Ils sont perplexes. Qu'est-ce que je peux bien faire dans leur pays avec un préservatif ? Je hausse les épaules en montrant le ciel du doigt. N'importe quoi. Ils me laissent finalement partir, avec regret peut-être, mais en me souhaitant tout de même bon voyage. Paysage de montagnes pelées, puis verdoyantes, cours d'eau d'un beau vert, traces de neige sur les sommets, centrale électrique, complexes sidérurgiques, poussière, chaleur qui s'atténue peu à peu. « Gora ! » me lance mon interlocuteur autoproclamé en me montrant les sommets enneigés. Est-ce là le nom de cette montagne ? Mon guide parle du Tian Shan et de l'Alaï Pamir et la route passe entre ces deux montagnes. Tout respire une sorte de désolation, de ruine et d'abandon. Mais l'acharnement est là pour faire fonctionner la machine à bout de souffle et faire cracher les cheminées de lourdes fumées grises. Pourvu que leurs centrales ne leur sautent pas à la figure. « Tchernobyl ? » demandé-je à mon interlocuteur en désignant un complexe industriel. « Niet ! Niet ! » s'exclame-t-on unanimement en prenant un air vexé. À une halte auprès d'un groupe de paysannes assises au bord de la route, on m'offre un grand bol de lait caillé salé au goût bizarre mais agréable. Il s'agit du "koumis", le lait de jument fermenté. Nous partageons une énorme pastèque. Nous en voyons fréquemment de pleines cargaisons dans des camions, sur des charrettes tirées par des ânes, dans des Ladas ne laissant que peu de place pour le chauffeur ou encore amoncelées en pyramides au bord de la route. Nous arrivons à Kokand à 18 heures. Les autres continuent vers Andijan.

Kokand. Je me demande ce que je suis venu faire ici. Je souhaitais trouver un endroit tranquille pour passer ces derniers jours au vert avant de regagner définitivement Tachkent, mais l'endroit n'a rien de distrayant. Les rues noires et désertes dès la nuit tombée suintent l'ennui. L'hôtel Kokand où je suis descendu est minable. La salle d'eau est un chef d'œuvre de déglingue et de mauvais raccommodages. Mais au moins y a-t-il de l'eau chaude et de l'eau froide et il y a en bas un restaurant vide dans lequel une jeune femme accompagnée par un organiste appliqué chante des mélodies russes. Elle est la seule à pouvoir me donner envie de rester. Comme univers décalé, on ne peut mieux rêver.

Vendredi soir. Ferghana. J'ai quitté Kokand ce midi après un rapide tour dans la ville et au bazar. Un enfant vendait des vipères qu'il exhibait discrètement. Les femmes les achètent pour se confectionner des "soupes de boa" qui garantissent contre l'infécondité, apprendrai-je plus tard. Un commerce qui n'est pas très bien vu par les autorités. 


Ouzbékistan, Kokand, marché, vipère, © Louis Gigout, 1999
Marché de Kokand. Des vipères contre l'infécondité.

Ouzbékistan, Kokand, marché, épices, © Louis Gigout, 1999
Des épices colorées.

Ouzbékistan, Kokand, marché, melons, © Louis Gigout, 1999
Et des melons.

Ouzbékistan, Kokand, marché, melons, © Louis Gigout, 1999
Des melons.

Ouzbékistan, Kokand, marché, melons, © Louis Gigout, 1999
Des milliers de melons.

Ouzbékistan, Kokand, marché, melons, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Kokand, marché, melons, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Kokand, marché, melons, © Louis Gigout, 1999


Un minibus trouvé à mon arrivée à la gare routière m'a conduit en deux heures à Ferghana. Joli parc. C'est tout ce que j'ai à en dire pour l'instant. Je regrette la convivialité de Samarcande et de Boukhara. La route entre Kokand et Ferghana traverse une vaste plaine très verte, très irriguée, vergers et champs de maïs, de coton, de céréales. Je ne vois pas les montagnes espérées. Drôle de vallée sans montagnes.

Samedi. Comme d'habitude, c'est la galère pour trouver un endroit où prendre un petit-déjeuner correct. Les gens d'ici démarrent direct au bortsch ! Je trouve finalement
dans une rue qui passe entre le canal et le marché un café où l'on fait de délicieux "blintchikis", des crêpes roulées et fourrées au lait caillé sucré. Je prends quelques photos au marché. Des femmes me font signe de les rejoindre et de m'asseoir à leur côté. Elles m'offrent du thé et des samsas. Belles sont les femmes irano-tadjikes bien que les Ouzbeks soient ici majoritaires.

Ouzbékistan, Ferghana, marché, © Louis Gigout, 1999
Marché à Ferghana.

Je prends un minibus Tico pour me rendre à Marguilan, ville voisine située à 11 kilomètres de Ferghana (qui s'est d'abord appelée Nouvelle Marguilan), plus ancienne, plus calme et plus traditionnelle. Foulard chez les femmes et calotte chez les hommes. Ces Tico, il doit y avoir un nid dans les environs car les minuscules minibus Daewoo pullulent. Boite à savon et tapeculs, ils peuvent charger jusque 8 personnes et font continuellement la navette entre les deux villes. Rien de spécial à voir ici. Une ville ordinaire, plutôt plus propre et plus riche que les autres villes ouzbèkes comme c'était déjà le cas pour Ferghana. C'est la région qui veut ça grâce à son agriculture florissante et à son industrie prospère. Il fait une chaleur à couper au couteau rendue humide par l'irrigation qui permet l'arrosage des espaces verts et du pavement des ruelles. Retour à Ferghana pour une visite au musée ethnographique récupéré de l'URSS et enjolivé par l'image du président Karimov. Intéressantes prises de vue du XIXe siècle et reconstitution de scènes de la vie rurale. Exposition consacrée au coton. Je suis le seul visiteur. Une femme me suit à la trace en me donnant des explications en anglais. Elle abandonne rapidement, décrétant qu'il fait trop chaud. Sans doute dois-je déranger la quiétude des lieux. À peine quitté-je une salle qu'on la referme derrière moi. Il fait effectivement une chaleur à dessiquer sur place. Le parc de Ferghana était à l'origine celui du gouverneur local dont la résidence existe encore. C'est un vaste espace d'une dizaine d'hectares planté d'arbres centenaires, d'essences variées, aux frondaisons épanouies qui donnent un peu de fraîcheur. L'endroit est aussi très fleuri. Œillets et roses foisonnent dans des espaces gazonnés tondus de manière irrégulière à la faucille, ce qui confère à l'ensemble un caractère de naturel et de confusion. Sur le square Al-Farghani, des couples de jeunes mariés défilent pour se faire prendre en photo et filmer au caméscope. Ils débarquent de grosses limousines rutilantes. Les mariées sont en robe blanche avec voilettes et longues traînes. Les mariés sont en costume sombre, chemise blanche, cravate. Ils font quelques pas mesurés en direction du monument, déposent un bouquet de fleurs devant la liste de noms puis repartent, eux et leur suite, dans un concert de klaxons. À peine ont-ils tourné au coin de la rue que les bouquets de fleurs sont aussitôt raflés par une bande de gamin qui attendent à l'ombre de la statue.


Ouzbékistan, Ferghana, mariage, © Louis Gigout, 1999
Ferghana. Mariage devant la statue de Al-Faghani (parc central).

Ouzbékistan, Ferghana, Parc central, manège, © Louis Gigout, 1999
Manège dans le parc Central.



Le soir, je dîne de chachliks à une terrasse qui se trouve à proximité de l'hôtel Intourist Ferghana où j'ai posé mes bagages. Ils sont excellemment préparés, avec un art particulier qui fait que la viande de mouton est parfumée et cuite de manière homogène. Les meilleurs de tout l'Ouzbékistan. De délicates bouchées de lard braisées à point éclatent en un jus délicieux dans la bouche, tapissant le palais et les gencives d'un couche de gras qui persiste longtemps après le repas. Je me récure au Coca-Cola avant d'aller dans la discothèque de l'hôtel Ziyorat, le trois étoiles de la région. Il faut pour cela traverser à tâtons le parc plongé dans l'obscurité malgré la présence de nombreux lampadaires. À la discothèque, je commence à la vodka avant d'aller gigoter sur la piste. Il y a là un type que j'ai déjà rencontré dans la petite épicerie qu'il tient à proximité de l'hôtel Ferghana. Me reconnaissant, il vient vers moi tout sourire et m'invite à le rejoindre à une table où il est installé en compagnie de deux filles. Il me parle en russe, quelques mots d'anglais, gesticule. Je comprends qu'il me propose une des filles et qu'il a un arrangement avec les gens de l'hôtel pour qu'elle me rejoigne dans une chambre. Je l'envoie promener et il n'insiste pas. Sur la piste, une autre fille me sourit. Quand elle comprend que je suis français, son regard s'éclaire. J'ai de plus en plus chaud et la vodka n'arrange rien. La fièvre d'un samedi soir ouzbek. J'ai beau m'asperger d'eau aux toilettes, dès que je reviens, c'est de nouveau le hammam. Une fille danse devant moi. Elle porte un court gilet qui laisse voir une partie de son ventre gentiment bombé. Elle bouge sans équivoque mais avec tact et m'adresse un sourire caressant, ne me quittant pas des yeux et se rapprochant de plus en plus. Je lui offre un verre et en profite pour m'envoyer une nouvelle rasade de vodka quitte à faire monter encore la température. Elle parle quelques mots d'anglais, a l'air mignonne, pas 25 ans. Nous retournons sur la piste, évoluant maintenant enlacés. À la fin de la danse, de retour au bar, la fille me demande d'arrêter la vodka. Je dis d'accord, allons plutôt faire un tour dans le parc. Elle ne dit pas niet.

Elle s'appelle Sogdane (prénom changé).
Come in my house, dit-elle à peine sommes-nous dehors.
Your house ?  
Yes. Come in my house. No problem. Friends waiting in the taxi.
Elle me montre une voiture qui stationne devant le portail d'entrée du petit parc de l'hôtel. Nous prenons place dans la voiture. En route pour l'inconnu. La fille avait bien préparé son coup. J'espère toutefois que je ne me trompe pas de scénario et que je ne vais pas me retrouver aux mains des Talibans ou des Basmatchis. Sogdane parle avec ses amis et je n'y comprends rien. Nous roulons dans des rues obscures, sortons de la ville, roulons dans une campagne baignée des lueurs de la lune, alignement de fantômes qui nous saluent à peine, routes désertes, quelques constructions parfois. Je n'ai aucune idée de l'endroit où nous sommes, où nous allons. Une nouvelle agglomération, immeubles blocs d'un gris noir, quelques fenêtres allumées. Ce doit être Marguilan. Le taxi tourne dans une rue et s'arrête devant un immeuble.
My house, dit Sogdane rassurante.
Le chauffeur du taxi dit quelque chose.
What time tomorrow the taxi ? me demande Sogdane.
Eight, dis-je à tout hasard.

Le taxi s'en va nous laissant sur le trottoir de ce quartier plongée dans l'obscurité. L'immeuble est doté d'une double porte capitonnée de plastique noir. Je suis la fille dans les escaliers. Arrivée au troisième étage, m'ayant répété « My house », elle frappe à une porte. Un homme ouvre et nous regarde sans marquer un étonnement particulier. Nous entrons dans une pièce où toute une famille est installée, assise sur des tapis, buvant le thé et regardant la télé. Un couple de mon âge, deux grands garçons, une fillette et un tout petit enfant qui dort. Les reliefs d'un repas sont encore sur la table basse. Ils se lèvent à notre entrée et me saluent avec un soupçon de déférence. Sogdane est à son aise. En toute autre circonstance, j'aurais été terriblement gêné mais la vodka aidant, ça va. Aux quelques mots prononcés par la fille, tout le monde ramasse ses affaires et décampe sans protester. Elle me dira plus tard que nous sommes bien ici chez elle, qu'elle a permis à ses voisins du dessous, qui sont en train de refaire la peinture dans leur propre appartement, de s'installer pour la soirée chez elle. À peine sont-ils sortis et qu'elle eut refermé la porte derrière eux, elle se met en devoir de faire place nette, arrange la lumière, tire un matelas au milieu de la pièce puis, se tournant vers moi, me dit : « Now, sex ! » Elle se dévêt et m'invite à faire de même et à m'allonger tranquillement pendant qu'elle va prendre une douche. Elle revient bientôt, se glisse nue contre moi et m'offre ses lèvres. Sogdane est métisse de mère ouzbèke et de père russe. De taille moyenne, cheveux bruns foncés, des traces d'Asie dans les yeux. Elle est jolie et aime faire l'amour. Elle s'y abandonne avec passion et générosité.

Au lever du jour, le corps nu de Sogdane endormie. Les côtes saillantes, le relief des omoplates et l'os du bassin. Son visage tranquille, les bras repliés croisés sur sa poitrine, mains posées sur les épaules, tête rentrée. Elle a un grain de beauté au bas du dos juste au démarrage de la ligne des fesses. Lentement le jour se lève. Sogdane me prépare du thé, allume la télé, me montre des photos d'elle en compagnie de son ami français qui habite à Moscou. Elle a une petite fille. Son mari ? Elle fait un geste vague.

À 8 heures précises, le taxi est là pour me ramener à l'hôtel Ferghana. Les gendarmes féminins moustachus de l'hôtel me regarde rentrer sans cacher leur désapprobation. Le temps de faire une toilette rapide, je ressors aussitôt. Petit-déjeuner de blintchikis avant de prendre un minibus pour me rendre à Chakhimardan, enclave ouzbèke dans les monts Alaï du Kirghizistan à 60 kilomètres au sud de Ferghana.

Je voulais des montagnes et une rivière : les voici. Assis au bord d'un torrent qui charrie une eau chargée de lœss, j'écris ces lignes. Il fait un peu lourd, le temps est couvert. Le torrent fait un bruit continu, un brouhaha de conversations entremêlées. Autour de moi, des arbres. Les montagnes sont juste un peu crépues, les sommets les plus lointains coiffés de neige. Il ne fait pas trop chaud. Je suis bien. Il va peut-être faire un orage. Il faudrait que je retourne dans le village, voir si je peux trouver le téléphérique qui mène au Lac Bleu. Je chemine le long du torrent, passe un petit pont, suis le cours vers l'amont pour revenir vers le bourg par un sentier minuscule à flanc de coteau qui parfois se perd, traverse des corps d'habitation aux murs en pisé. Une femme est occupée à coller des galettes de pâte dans les entrailles d'un four à pain pour la cuisson des nans (pains). Je demande mon chemin. On me répond, des vieux souvent, en faisant de grands gestes, attentifs à ce que j'aie bien compris. Il y a des volailles, une petite vache attachée à une pierre, des bouts de champs, maïs, pommes de terre, tournesols. Des poiriers et des noyers. Et toujours le rugissement du torrent. Le temps change vite, passant du grand soleil aux lourds nuages. Mais l'orage ne viendra pas. Un âne solitaire dans son rond d'herbe. J'aime cette eau, qui vient des montagnes Alaï elles-mêmes filles du Pamir.
Moins têtue que la pierre, elle bondit, éclate en écume et se ressoude, esquivant les roches qui parsèment son lit et qui lentement s'érodent. Ça sent le foin et le crottin. Le foin qui est assemblé en bottes liées par une poignée de brins noués. Je prends des fleurs en photos. Et puis soudain c'est le désastre. Des immeubles de béton éventrés laissés là, comme ça, des pans entiers de murs qui ont versé dans le torrent. On dirait qu'une guerre est passée par là.


Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999
Chakhimardan, dans la vallée de la rivière éponyme.

Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, four à pain, tandyr, © Louis Gigout, 1999
Four à pain (tandyr).

Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, Alaï, flore, © Louis Gigout, 1999
Flore de l'Alaï.

Ouzbékistan, Chakhimardan, Alaï, flore, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, Alaï, flore, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, Alaï, flore, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, Alaï, flore, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, Alaï, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999


En pensant me rapprocher de Chakhimardan, je perds le sentier. Ou bien est-ce lui qui s'est perdu ? Il ne s'agit plus que de vagues traces de chèvres. Je commence à avoir du mal à progresser. Je pourrais revenir sur mes pas, ce serait plus sage, mais je n'aime pas ça et le chemin déjà parcouru me semble long. Je n'arrive plus à progresser en longeant le torrent, trop encaissé de ce côté-ci. J'ai l'impression de m'engager dans un piège, comme au Tibet, quand je m'étais retrouvé coincé au cours de l'ascension d'une montagne à proximité du village de Shakya. J'aperçois en contrebas les boutiques des marchands de souvenirs. Ils sont là, juste à mes pieds, sur l'autre rive du torrent. J'essaye de vagues pistes caillouteuses à flanc de montagne. J'ai le vertige. Je me cramponne à des aspérités et agrippe des végétaux après en avoir testé la résistance. Je renonce. Je me hasarde à contourner un gros rocher. J'ai l'impression que je ne pourrai jamais redescendre ce que je m'obstine à escalader et de m'enfoncer toujours plus dans la difficulté. Un jour, ce genre de folie me coûtera cher. Il faut pourtant que cette direction soit la bonne. D'où je suis, j'ai maintenant tout le site de Chakhimardan devant moi et les sommets enneigés pour horizon. C'est alors que j'aperçois à quelques mètres un canal d'irrigation taillé dans la roche. Il y a un dieu pour les alcooliques, disait ma mère. Pour les imprudents aussi. Comme je n'ai pas d'autre solution, je me résous à le suivre en marchant dedans, chaussures enlevées et bas de pantalon relevés. L'eau glaciale me vrille le cerveau. Après plusieurs centaines de mètres de cette progression, j'arrive à une clôture, un muret qui porte un grillage, au delà desquels le canal continue. À cet endroit, la clôture est cisaillée, ménageant un passage par lequel je m'engouffre avec un sentiment d'effraction. Je n'ai pas d'autre choix. J'arrive dans un parc soigné. Un chemin, de petites constructions qui font penser à des bungalows d'un centre de vacances pour amoureux de la nature.

Je croise quelques très jeunes filles qui m'observent avec un grand étonnement. Le chemin devient une allée et, au bout de celle-ci, j'aperçois un portail fermé. À côté, une maisonnette de gardien devant laquelle se tiennent quelques personnes qui me regardent venir. J'avance d'un pas résolu. J'ai déjà cherché le mot "perdu" dans mon dictionnaire. Je me présente donc à ces personnes en disant « Ya teriate » et en faisant des gestes supposés aider à la compréhension et exprimer un certain embarras. Une femme, qui a l'air d'être un peu chef, répond à mon sourire quand j'ajoute en me frappant la poitrine « Fransouski ! » Elle dit quelque chose et quelqu'un m'avance une chaise. Le thé est servi. Je goûte en pensant qu'il a sans doute été fait avec l'eau du canal. Suivent quelques tentatives d'explication. Je reste là un moment, assis sur ma chaise, à boire mon thé avec eux. Puis je remercie et manifeste mon intention de partir. On me fait signe qu'il n'en est pas question. C'est alors qu'arrivent deux, trois, six très jeunes filles, plus mignonnes les unes que les autres et rassemblant toute la richesse des caractères ethniques qui composent la mosaïque ouzbèke. Une fille s'émerveille de comprendre quand je lui dis « I am french, I live in Paris and my name is Louis. » Ce qui est bien suffisant. Elles sont aux anges et m'entourent en me regardant de leurs grands yeux curieux. Je ne suis pas Michael Jackson mais je suis le Français de Paris venu par la montagne. Une apparition bien matérielle au physique (presque) ordinaire. Elles peuvent parler avec moi (da, niet, spasiba) et auront une histoire singulière à se raconter, qu'elles enjoliveront et qu'elles répéteront plus tard à leurs petits-enfants. (Il y a bien longtemps de cela, venu des hautes montagnes de l'Alaï, les pieds encore humides de neige, un Parisien est arrivé et m'a parlé...) On me sert encore du thé et des fruits, pommes, pèches et raisin. Les jeunes filles me sourient. Naïves hirondelles. À la même table, il y a aussi deux femmes âgées occupées à des travaux d'écriture dans de grands registres manuscrits. Peut-être consignent-elles mon apparition. Elles sourient elles aussi de toutes leurs dents en or. Arrive une autre fille, un peu plus âgée que les autres, qui parle un bon anglais et un allemand moyen. Je pourrais ainsi mieux m'expliquer sur les raisons qui m'ont conduit ici mais j'ai le sentiment que c'est maintenant inutile. J'ai la confirmation de mon côté d'avoir atterri dans une colonie de vacances pour jeunes filles. Deux d'entre elles (une Coréenne et une Russo-ouzbèke) m'expliquent qu'elles veulent aller à Moscou pour devenir danseuses et accompagner les chanteurs à la mode. Gentilles.

En redescendant par le chemin qui conduit au centre touristique, je les revois encore, parquées, serrées les unes contre les autres, cramponnées au grillage, qui me regardent m'éloigner. Je prends un Tico qui me ramène à Ferghana. Là aussi, dans le minibus, les autres passagers se montrent avec moi d'une grande sympathie. On me dépose devant mon hôtel. Que dire de plus à propos des Ouzbeks ? J'ai rarement rencontré gens plus charmants.



Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999
La rivière Chakhimardan.

Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999
Les jeunes filles de la colonie de vacances.

Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999
Retour au village.


Lundi, 9 août. Retour à Chakhimardan où je prends un vieux téléphérique brinquebalant qui ressemble à un jouet des années cinquante et qui conduit à deux lacs jumeaux dans l'Alaï. Une barque à moteur me fait traverser le Kurban-Kul (Lac du Sacrifice) séparé du Kok-Kul (Lac Bleu) de quelques mètres à peine. Lac Bleu que je vois plutôt d'un vert curaçao. Est-ce un effet de mon daltonisme ? Une couleur étrange et givrée. Il y a, près du lac, un refuge en terre où quelques hommes sont installés sur des tapchanes. Tous, maison, hommes et tapchanes datent de bien avant le téléphérique, du temps où ces lieux n'étaient accessibles que par des sentiers de montagnes. Lieux peuplés d'ours et de brigands. Je suis fasciné par l'extrémité du Lac Bleu, admirable d'harmonie, d'équilibre et de mystère. L'endroit évoque la peinture classique chinoise : l'eau, le végétal, le minéral, le ciel. Un arbre mort solitaire dont le tronc émerge de l'eau de jade. De puissantes roches gisent non loin et puis la montagne s'élance, ourlée d'arbustes à sa base, vers un ciel noyé. Je voudrais pouvoir saisir ce mystère avec mon appareil photo. Mais il est impossible de capturer à la fois la solitude de l'arbre, l'insondable glacis de l'eau, l'immanence de la pierre et l'élancement de la montagne vers un ciel en trompe l'œil qui n'est qu'une autre face du lac lui-même, un miroir, la preuve de la finitude de toute chose comme dirait Borges, la clôture du monde. La fin du mirage.


Ouzbékistan, Chakhimardan, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, téléphérique, © Louis Gigout, 1999
Le téléphérique pour accéder aux lacs.

Ouzbékistan, Chakhimardan, Kok-Kul, lac Bleu, © Louis Gigout, 1999
Kok-Kul, le lac Bleu, 1800 m.

Ouzbékistan, Chakhimardan, Kok-Kul, lac Bleu, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, Kok-Kul, lac Bleu, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, Kok-Kul, lac Bleu, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Chakhimardan, Kok-Kul, lac Bleu, © Louis Gigout, 1999
Bouleau sur fond turquoise.

Ouzbékistan, Chakhimardan, Kurban-Kul, lac du Sacrifice, © Louis Gigout, 1999
Kurban-Kul, lac du Sacrifice.

Ouzbékistan, Chakhimardan, Kurban-Kul, lac du Sacrifice, pédalo, © Louis Gigout, 1999
Petit tour en pédalo.

Ouzbékistan, Chakhimardan, Kurban-Kul, lac du Sacrifice, © Louis Gigout, 1999
Le Kurban-Kul est aussi un lieu de pélérinage.



Le village en bas est prisé des touristes locaux. Les photographes ont installé des décors artificiels devant lesquels leurs clients viennent se faire prendre en photo. Il faut imaginer le lieu. Nous sommes en montagne. De quelque côté que l'on se tourne, les sommets de l'Ataï avec parfois un bonnet neigeux. Le torrent qui déboule de sa gorge. Et bien non, il faut croire que ce n'est pas suffisant. C'est pourquoi on préfère ici ces grands panneaux recouverts d'immenses posters qui représentent des sommets de montagne et des cascades éclatants de couleurs et toujours ensoleillés. Un photographe plus malin a même disposé devant ses images un lourd divan recouvert d'une moquette bariolée du plus bel effet, sur le dossier duquel un vrai paon fait la roue. Les clients s'installent sur le divan et se figent. L'instantané bien cadré est pris pour que l'on ne voie rien du décor naturel. Un jeune photographe discute cinq minutes avec moi alors que j'attends un minibus. Il travaille avec un vieux Zénith russe. Il est étudiant et se fait un peu d'argent avec ce job durant l'été.

Mardi. Petit-déjeuner blintchikis-cacao-lait caillé. Le patron de l'endroit commence à connaître mes habitudes. Installé au milieu de la rue, un accordéoniste joue. C'est un vieil homme à casquette et lunettes à grosse monture. Il joue d'anciennes mélodies russes que je reconnais. Les passants se croisent sans empressement, diversité des costumes et des faciès. L'air est léger à l'ombre des frondaisons. À quelques mètres de moi, de l'autre côté de la rue, se trouve la jeune fille au "Gazli Suv" (kiosque à eau gazeuse et sirop) que j'ai prise en photo hier. Gulmira discute vivement avec le jeune étudiant qui a pris le bus avec moi. Je leur donne 18 et 22 ans. Un début d'idylle ? Curieux comme un concierge, je vais les voir. Gulmira est déjà mariée avec enfant. Elle dit au jeune homme, qui me traduit aussitôt, qu'elle veut venir à Paris avec moi. Je lui dis d'accord, pas de problème, Gulmira.



Ouzbékistan, Ferghana, © Louis Gigout, 1999
Ferghana, devant le marché.

Ouzbékistan, Ferghana, газли сув, © Louis Gigout, 1999
Gulmira, la petite vendeuse d'eau gazeuse au sirop.

Facture d'ôtel à Ferghana.


Aéroport de Ferghana. Un avion part pour Tachkent à 12 h 30. Toutes les informations sont en russe et personne ne parle anglais. Il y a très peu de monde. Quatre ou cinq employés et autant de clients. Je me rends à l'endroit indiqué Kassa. « Biliéte Tachkent » je dis. L'homme, une cinquantaine d'années, assez corpulent, répond quelque chose et devant mes signes d'impuissance me désigne un endroit que j'identifie comme l'enregistrement des bagages. On me dit de revenir à midi, je crois. J'attends. J'entends les annonces passées par haut-parleur où il est question de Tachkent. Des passagers s'empressent du côté de l'enregistrement. Je m'y rends de nouveau. Le même employé me fait signe de retourner à la caisse. Quelques personnes y font déjà la queue. Délivrer un billet prend du temps. Entre deux coups de téléphone, l'employé découpe soigneusement ses morceaux de papier, tamponne avec rage, compte les liasses de billets de cent soums, répond aux matrones pressées qui ont de bonnes raisons pour me passer devant, discute alors que le temps passe et que je fermente en silence. Quand il daigne s'occuper de moi, c'est pour me dire qu'en tant qu'étranger, j'ai droit à un billet officiel des Uzbekistan Airways, ce qui implique un tarif spécial trois fois plus cher que le tarif normal. Soit, mais rapidos parce qu'il est déjà passé 12 h 30. Je me dis que c'est peut-être ici comme pour les taxis collectifs, l'avion ne partant que lorsqu'il est plein. Le billet en main, je me présente à l'enregistrement qui est à présent désert. Contrôle des bagages et passage du portique qui se met à sonner. Je défais mon bracelet-montre, vide mes poches et repasse le portique. Qui sonne encore. « Eh ! je leur dis en repassant plusieurs fois le portique dans les deux sens, je n'ai plus rien sur moi ! » En réalité, ce sont les boutons de ma chemise. Bon, me fait-on signe, allez-y. Alors que je récupère mon bagage, un contrôleur me dit que l'avion est parti. Sont-ils drôles. Il y a, me fait-on comprendre, un autre vol à 16 h 30. Il faut juste payer un supplément de 30% du prix du billet pour le changement d'heure. Pardon ? On me dit que je n'avais qu'à venir à temps. Je proclame qu'il n'est pas question que je paye un supplément et que, ou je prends le vol suivant sans surtaxe, ou l'on me rembourse mon billet, basta. Basta, ils ne comprennent pas bien mais tout finit par s'arranger grâce à la bonne volonté de deux agents de la sécurité et surtout de la maman de l'un des deux (il est bien connu que les gros lascars de la Sécurité ne peuvent pas se passer de leur maman) qui parle anglais. Et même, me disent-ils, il y aura peut-être un départ vers 14 heures. Je n'ai qu'à attendre là.

Peu avant l'heure prévue, j'entends vrombir un bimoteur. On me prévient que c'est bon pour moi. Mais il faut que je repasse le contrôle de bagages car c'est le règlement. Ce sont bien entendu les mêmes contrôleurs que précédemment et, cette fois, ce ne sont pas les boutons de ma chemise qui coincent mais quelque chose dans mon sac. Ouverture. Déballage. Rien à signaler. Nous sommes six passagers pour l'Antonov dans lequel nous embarquons une heure plus tard après remplissage des réservoirs et essai du moteur droit (le gauche, ça va aller ?) Nous embarquons. Le coucou fait un bruit infernal et vibre de toutes ses tôles. L'appareil est sans doute rustique mais l'hôtesse est jolie et stylée. Elle distribue des gobelets de soda avec une expression glaciale. Survol de la vallée verte et découpée en petites parcelles cultivées, puis la montagne, des amas rocheux ensablés, la plaine.


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