Boukhara




Gare routière. Un bus part pour Boukhara à 14 h 45. Le trajet dure un peu plus de quatre heures. Campagne verte, champs de coton et de mûriers, mauvaise route. Encadré par deux chaînes de montagne, l'horizon s'étale. Tout devient d'une rigoureuse platitude. La végétation se rabougrit, devient blanche, désert caillouteux, désert rouge. Agglomérations aux maisons basses, grises, poussiéreuses. Puis les arbres à nouveau avant d'entrer dans Boukhara. Taxi. Je cherche la maison qui m'a été recommandée par la secrétaire de l'Alliance française de Samarcande. Une chambre chez l'habitant à la gastinista Suleyman, juste à côté de Lyab-i-Haouz, la place centrale avec sa pièce d'eau et ses platanes. Une jeune femme me conduit au travers des ruelles obscures. Des Suleyman, il semble qu'il y en ait à tous les coins de rues. La jeune femme est tenace. Elle m'entraîne dans sa propre maison et me propose de m'installer chez elle, dans une vaste pièce nue donnant sur cour. J'insiste pour voir la maison de Suleyman. On alors m'amène alors devant une porte de garage fermée sous laquelle filtre un trait de lumière. Personne ne répond quand je frappe avec insistance. Lassé d'attendre, avisant un touriste japonais, je lui demande où il loge. « Mubinjon » me répond-il en m'invitant à le suivre. Une longue ruelle étroite. Une impasse. Au bout de l'impasse, une porte. Nous entrons. C'est une maison de marchand traditionnelle ouzbèke. Son propriétaire, m'explique le Japonais, est un Russe, ancien champion de course à pied. Il y a une cour intérieure sur laquelle donne des portes épaisses en bois clair ciselé de motifs géométriques inspirés de ceux qui ornent le fronton des mosquées et des médersas, un motif étoilé se décomposant à l'infini. Les ouvertures sont basses et il faut se baisser pour entrer. De courts auvents les surplombent, soutenus par des encorbellements ou de simples piliers de bois. À l'exception des motifs, l'ouvrage me rappelle la forme des temples népalais de Katmandou. Les pièces sont aveugles et spartiates mais agréables. Les décorations sont raffinées et luxuriantes, motifs peints à la main à même les murs, niches à encadrements lobés, fins matelas posés à même le sol, pas de mobilier. Quatre à cinq pièces de taille variable sont disposées autour de la cour. Le propriétaire occupe un logement situé sur un des côtés. Pour se rendre à la douche et aux toilettes, il faut passer par un garage où se trouve une limousine soviétique blanche à sellerie de velours rouge et à belles pneumatiques satinées et propres. Un tapchane est installé dans un coin de la cour, garni d'un tapis et de coussins. Mubinjon est un grand gaillard efflanqué, le cuir tanné, la soixantaine. Il es vêtu d'un jean et d'une chemise ample. Il prend son temps et ne cherche pas à convaincre le client hésitant. « Seat here, me dit-il en désignant le tapchane. I come back in five minutes. » Il revient de son pas nonchalant, « What do you want ? » demande-t-il alors. Il parle de l'hôtel Boukhara, de l'hôtel Tata, de l'hôtel Goulistan, autant d'endroits où je pourrais tout aussi bien vous installer. Sans doute estime-t-il que je suis trop vieux pour dormir comme un backpacker. Il parle un anglais simplifié, y mêlant du russe et du tadjik, dessinant des chiffres du bout des doigts dans l'air. Il me fait comprendre que je dois attendre un peu, s'en va, revient dix minutes plus tard, me parle de ses clients, ici deux Français, là un Japonais, là deux autres Japonais. Il s'en va. Il revient avec un grand registre, me montre avec satisfaction les lignes concernant tous les Français qui furent ses clients. Parfois, il ponctue ses déclarations d'un grand éclat de rire sonore.

Jeudi. À 8 heures précises, Mourbindjon en personne frappe aux portes des cellules en répétant « Breakfast ! Breakfast ! » Le petit-déjeuner est servi sur le tapchane. Lait caillé, fruits (excellents raisins, pèches), thé, pain (hélas de Boukhara, pas de Samarcande), miel, œufs durs, œufs brouillés, fromage et petites pâtisseries locales. Deux ouvriers sont déjà au travail pour l'aménagement d'une terrasse.

Je ne me presse pas. Je dispose mes affaires et reste longtemps sur le tapchane qui est décidément un bon endroit pour la rêverie. Plus tard, je flâne dans les ruelles de manière à mémoriser la géographie du quartier. Contrairement à Samarcande, où les mosquées et les médersas historique sont situées en des endroits précis et isolés de la ville et ont un statut de musée qui leur confère importance et gravité, elles sont ici disséminées dans la structure urbaine et s'inscrivent dans le quotidien des habitants. Moins prestigieuse, la ville est belle et agréable à arpenter même s'il fait aussi chaud, plus chaud qu'à Samarcande. Le soir, je me retrouve comme tout le monde à Lyab-i-Haouz où je tombe sur Jürgen, installé à dîner en compagnie de Sylvie et Alain, les deux autres Français installés chez Mubinjon. Lyab-i-Haouz est un bon endroit. Le bassin, ses jets d'eau en ceinture dont les flots convergent en son centre, les grands arbres, les guirlandes lumineuses des deux chaïkhanas avec leurs confortables tapchanes. Nous dînons de chachlyks et de thé. Nous nous racontons nos histoires en prenant notre temps, suçotant un morceau, vidant quelques bouteilles de bière locale à laquelle j'ai fini par m'accoutumer.


Ouzbékistan, Boukhara, Lyab-i-Haouz, © Louis Gigout, 1999
Boukhara. Le bassin de la place Lyab-i-Haouz et ses jets d'eau.

Ouzbékistan, Boukhara, Lyab-i-Haouz, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, Lyab-i-Haouz, Nasredinne Hodja, © Louis Gigout, 1999
À côté du bassin, ce gros blageur de Nasredinne Hodja sur son âne.


Vendredi. Je passe ce matin par le marché qui longe le Parc des Samanides. On y trouve comme ailleurs fruits, légumes et vêtements, mais aussi des brocantes hallucinantes, des clous rouillés et des composants électroniques impossibles à identifier. Plus tard dans le parc, installé à une petite table en plastique rouge sous un platane, il s'avère impossible d'être tranquille. Le vendeur de soda qui règne sur quelques tables branlantes vient s'asseoir à côté de moi pour me questionner en ouzbek. J'ai beau lui répéter « Niè panimayou », il insiste, feuillette mon guide touristique, regarde par dessus mon épaule ce que j'écris sur mon carnet et s'obstine à vouloir me parler. Le parc Samani dispose de son coin manèges qui ressemblent à ceux de Samarcande.

Boukhara l'intellectuelle ? Au Xe siècle, l'Empire dont elle était le centre comprenait l'Ouzbékistan et le Tadjikistan actuels, ainsi qu'une grande partie de l'Iran et de l'Afghanistan. Les jeunes hommes qui étudiaient dans les médersas venaient jusque d'Espagne tant était grande sa renommée. Avicenne y écrivit son encyclopédie médicale qui devint un texte essentiel pour la médecine du monde entier et le demeura jusqu'au XIXe siècle. Elle connût alors son âge d'or. Gengis Khan, qui n'était pas un intellectuel, mit le feu à la ville et ordonna le massacre général. Plus tard, Tamerlan, construisant Samarcande, ne s'y intéressa guère. Boukhara devint une ville insalubre baignant dans des eaux pestilentielles. Ce fut le petit-fils de Gengis Khan qui, au XVIe siècle, entreprit la reconstruction, constituant dans le même temps l'Empire cheïbanide.


Ouzbékistan, Boukhara, Minaret Kalyan, © Louis Gigout, 1999
Minaret Kalyan (1127) vu de l'intérieur de la mosquée (1514).

Ouzbékistan, Boukhara, Mosquée Kalyan, © Louis Gigout, 1999
Mosquée Kalyan, intérieur.

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Mir-i-Arab, © Louis Gigout, 1999
Intérieur de la médersa Mir-i-Arab (1535).

Ouzbékistan, Boukhara, Iwan mosquée Bolo Haouz, © Louis Gigout, 1999
Iwan de la mosquée Bolo Haouz, en face de l'Ark (1712).
Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999
Inscription en arabe sur une porte séculaire. Les trois alphabets (arabe, cyrillique, latine) sont inscrits dans la culture.

Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999
Étranges éléments décoratifs de l'époque soviétique (XXe).


Le chemin de fer m'emmène à Kagan, gare de Boukhara, à quelque 250 kilomètres de Samarcande.
Ella Maillart, Des monts célestes aux sables rouges, 1933, Petite Bibliothèque Payot.

Je visite la médersa Abdoullah Khan pour y examiner les soieries. Cette ancienne mosquée a été reconvertie en Magasin national des Tissus de soie. On y trouve des spécimens de pièces abondamment colorées, des étoffes brodées dont on tire indifféremment vêtements, couvre-lits et nappes de tables. Des femmes sont installées à coudre. Deux d'entre elles me font une démonstration du travail sur métier en souriant. 


Ouzbékistan, Boukhara, Brodeuse et tisseuse dans la médersa Abdoullah Khan, © Louis Gigout, 1999
Brodeuse et tisseuse dans la médersa Abdoullah Khan.

Ouzbékistan, Boukhara, Brodeuse et tisseuse dans la médersa Abdoullah Khan, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, Brodeuse et tisseuse dans la médersa Abdoullah Khan, © Louis Gigout, 1999


Le hammam se trouve non loin de Lyab-i-Haouz, vers la mosquée Magok-i-Attari. On dit que c'est le plus ancien établissement de ce genre en Asie centrale. Cent soums l'entrée, une misère. On me donne une serviette et un drap dont je dois m'enrouler la taille pour me rendre des vestiaires aux salles. Il y a peu de monde. Le jeune homme de l'entrée me guide complaisamment. Il me retient vigoureusement lorsque je pars en aquaplaning sur le sol lisse et mouillé. Nous suivons une sorte de caverne obscure avant d'arriver dans une salle sur laquelle donnent, par de petits portiques en pierre, quatre caves. Au milieu de la pièce, une vaste table en pierre poncée. Il y fait sombre, humide et chaud. Le peu de lumière provient de rares lucarnes par lesquelles s'engouffre la lumière du soleil tamisée par la vapeur épaisse. Une seule cave est en activité. J'y pénètre. C'est l'étuve. La pièce est circulaire, ogivale, murs faits de grosses pierres brutes dans lesquels sont creusées des banquettes. La chaleur intense est dégagée par les murs. Deux gros robinets délivrent eau brûlante et eau glacée. J'ai l'impression d'être enfermé dans une cocotte-minute. Imitant les autres hommes, je me munis d'une bassine que je remplis d'eau pour m'en asperger. Mon corps maigre et blanc ne passe pas inaperçu aux milieux des hommes présents, replets et charpentés. Un individu s'approche de moi. Il a alors ce geste invraisemblable. Un geste presque naturel, apparemment dénué de toute malice. Il me pince l'extrémité du sexe, prenant entre ses doigts le prépuce. Devant mon sursaut, il dit quelque chose que je ne comprends pas et fait un geste de paix. Salam aleykum, mon frère. Curiosité pour le non circoncis ? Il se détourne, satisfait. Il ne cachait pas de couteau derrière son dos. Je reste là quelques minutes avant d'aller faire un tour dans les autres caves qui me paraissent soudain glacées. Je reviens, m’assois sur une banquette et m'asperge d'eau. L'homme de l'entrée me propose un massage. Je m'allonge, nu, sur la dalle de la salle centrale. L'homme commence par m'enduire le dos de crème et se met au travail. Cela va durer une demi-heure au bas mot. Recto, verso, du cuir chevelu aux orteils, tout y passe, vigoureusement. Malaxions musclées en tout endroit malléable que la décence autorise, élongation des doigts et torsion des membres. Mon corps noué, ankylosé, sujet aux crampes et aux lumbagos, souffre. Et finalement, me dis-je, plaqué sur cette dalle de pierre poli par un grand Ouzbek baraqué assis sur moi et me tordant les jambes en arrière, je ne fais que perpétuer un rituel auquel s'est prêté ici avant moi Tamerlan, Gengis Khan, Marco Polo, Alexandre et Shéhérazade ! Je sens l'anormalité de ces points douloureux où se tapissent les tensions, les stress, le fruit des mauvaises passions et des émotions contenues. Que n'y a-t-il pas de tels hammams à Paris ! Je sens que j'en deviendrais vite un habitué. C'est autre chose que nos tristes douches et nos mornes baignoires ! Après le massage, je retourne au sauna pour une dernière série d'ablutions avant de regagner l'air libre, encore en nage et merveilleusement léger.

Chez Mubinjon, j'assiste à un lâcher de colombes. L'ex-champion du monde lance quelques poignées de graines, provoquant un beau remue-ménage d'ailes blanches étincelantes quand le soleil les prend.

Samedi. Jürgen est parti. Il doit être à cette heure en train de pédaler en direction de la mer Caspienne. Il prendra ensuite la route de la Turquie avant de rentrer chez lui à Cologne. Mubinjon est décidément un type bizarre. Hier soir, vers 11 heures, le voilà qui subitement se lève de devant sa télé pour aller s'installer au volant de sa belle auto. Il fait démarrer le moteur, vroum, allume les phares, les éteint, essaie les essuie-glaces, donne quelques coups d'accélérateur, coupe le moteur et s'en revient devant la télé. Petit coup de nostalgie d'un ancien grand amateur de conduite ? Ce matin, un de ses ouvriers a entrepris de laver l'auto, laquelle n'était pas sale du tout, et de la passer au polish. Tout ça parce que cet après-midi, môssieur Mubinjon sort la belle auto pour aller au marché faire ses courses. Plus tard, je croise sur ma route une fille de vingt ans qui veut que je la prenne en photo. Elle s'appelle Kholida et écrit son adresse dans mon cahier pour que je la lui fasse parvenir une fois développée.  


Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999
Kholida et quelques autres.

Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999


Le château d'eau métallique de la grande place devant l'Ark évoqué par Ella Maillart a été reconverti en tour panoramique. Il faut payer 200 soums pour emprunter un ascenseur peu fiable accompagné d'un gamin qui n'a pas froid aux yeux. Beau coucher de soleil loin dans le désert. La ville prend des couleurs rose orangé. Il est possible de se faire monter des boissons sur la plate-forme supérieure. Le père de l'enfant attend au pied de la tour en compagnie de quelques compères en sirotant tranquillement ses tasses de thé vert. Il se contente d'encaisser le prix des visites. Il me parle de "Parij" et de son "minarette" Eiffel.


Ouzbékistan, Boukhara, château d'eau en face de l'Ark, © Louis Gigout, 1999
Le château d'eau en face de l'Ark.

Ouzbékistan, Boukhara, Ark, © Louis Gigout, 1999
Vue de Boukhara à partir de la plate forme supérieure du chateau d'eau. Au premier plan, l'Ark (VII et XVIe siècle), au centre, le minaret Kalyan.

Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999
Vue de Boukhara à partir de la plate forme supérieure du chateau d'eau. Rue Afrossiab.

Ouzbékistan, Boukhara, Kaylan, © Louis Gigout, 1999
Vue de Boukhara à partir de l'Ark. De gauche à droite : minaret Kalyan, médersa Mir-i-Arab.

Ouzbékistan, Boukhara, Kaylan, © Louis Gigout, 1999
Derrière le bras de la grue : partie arrière de la mosquée Kalyan.


J'assiste à un spectacle de danse donné pour un groupe de touristes allemands âgés dans la cour de la médersa Gaoukouchan. Deux groupes de danseuses se partagent l'espace alors que les musiciens et un chanteur interprètent musiques et chants traditionnels. Si l'un des deux groupes exécute effectivement des danses élégantes et raffinées, l'autre groupe fait plutôt dans le défilé de mode. Dans le groupe des danseuses une jeune femme, petite, la peau plus foncée que les autres, sourire plaquée or, fait plaisir à voir tant son propre plaisir de danser est visible alors que ses compagnes offrent des expressions convenues, sourires figés, gestes mécaniques. Il y a de quoi. Danser du folklore pareillement attifé pour une poignée de soums afin d'offrir un spectacle d'un exotisme convenu à des touristes repus et blasés ne doit pas être très excitant. (Quelle arrogance ! me souffle mon ange gardien. Que tu n'aimes pas les touristes – on dirait qu'ils te volent ton air – soit, mais les filles font bien leur boulot et le "folklore" dont tu parles est l'art millénaire qui réjouissait déjà Omar Khayyam.)


Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, danses, © Louis Gigout, 1999
Danseuses devant la médersa Gaoukouchan.

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, danses, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, danses, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, danses, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, danses, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, danses, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, danses, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, danses, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, mode, atlas, soie ikatée, © Louis Gigout, 1999
Présentation de robes en soie ikatée "atlas".

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, mode, atlas, soie ikatée, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, médersa Gaoukouchan, mode, atlas, soie ikatée, © Louis Gigout, 1999


Dimanche, 1er août. Le serveur de la terrasse d'un des deux cafés de Lyab-i-Haouz est un type bien. Hier soir, alors que je dînais en compagnie des deux Français et d'un jeune de Wellington pas rancunier. Les Australiens n'en sont pas encore revenus qui balancent des pavés sur les voitures immatriculées en France (remember le Rainbow-Warrior). Le Néo-zélandais est venu à la fin du repas nous offrir de belles tranches de pastèque. « It is for you », disait-il tout heureux d'avoir quelque chose à nous offrir.

La population n'est pas ici la même qu'à Tachkent ou à Samarcande. Il y a nettement moins de Russes. Un mode de vie plus traditionnel emprunt d'un islam peu exigeant. Hier soir, un petit groupe de Russes, visiblement ivres, étaient à une terrasse de Lyab-i-Haouz. Ils dansaient près du tapchane où nous étions installés. Un groupe de femmes s'est formé à l'écart pour les observer en se moquant des pantomimes quasi pornographiques des filles russes, minijupes rasantes et chemisiers moulants à décolletés plongeants sur fortes poitrines. Il n'y avait aucune animosité dans le regard des femmes ouzbèkes. Au contraire, elles applaudissaient les danseurs. Étaient-elle tentées d'en faire autant, elles pour qui il est impensable qu'elles se montrent en public dans de tels accoutrements ? Ce n'est pas si sûr.

J'ai rendez-vous avec Erkina (prénom changé). C'est la fille que j'ai rencontrée le soir de mon arrivée. Elle veut me faire visiter un site à l'extérieur de la ville : Sitorai Mohi Xosa, le palais d'été du dernier émir de Boukhara. Alors que je l'attends à côté du bassin de Lyab-i-Haouz, je la vois arriver accompagnée de deux hommes. Elle a revêtu ses habits du dimanche et porte une longue robe blanche. Sa robe de future mariée ? Ne m'avait-t-elle pas dit qu'elle devait se marier le 25 août prochain ? A-t-elle oublié aujourd'hui notre rendez-vous ? Elle se fait prendre en photo au bras de l'un des deux hommes puis, m'apercevant, me fait comprendre d'un clin d'œil que je dois l'attendre. Ils s'éloignent. Cinq minutes plus tard, elle revient et s'avance résolument vers moi. Elle porte encore sa robe blanche. Les deux hommes étaient son futur mari et son frère. « Comment le trouves-tu ? » me demande-t-elle. Nous prenons un taxi. Arrivés au palais, elle m'entraîne à l'intérieur. Ce palais qui fut construit au 19e siècle et agrandi en 1918 est kitschissime, un simulacre des anciens palais boukhariotes et de leurs majestueuses arches couvertes de céramiques. Une "salle blanche", réservée aux invités d'honneur, fut décorée par le maître stucateur Oustor Chirin Mouradov. L'artisan génial fut remercié
selon l'ordre du khan par une mutilation des mains pour qu'il ne soit plus en mesure de réaliser un décor similaire. Une grand classique des turco-mongols. Voir Shah Jahan et l'architecte du Taj Mahal. Salle de banquet à éclairage rouge et vitres teintées de bleu, collection de poignards, un miroir qui renvoie quarante reflets, chaïkhana aux multiples fenêtres. Un chemin pavé conduit de la cour des hommes à celle des femmes. On dit qu'il existe aussi un souterrain secret que l'émir utilisait pour aller admirer ces dames dans leurs ébats. Le harem comptait 400 femmes recluses qui, l'émir voyeur étant sénile, s'ennuyaient ferme. Il fut dissout en 1920 par un "divorce collectif" prononcé par un membre du bureau local du Komintern qui autorisa les vaillants petits soldats de l'Armée rouge à faire leur choix.




Dans le taxi du retour, je sens Erkina mélancolique. Comme nous crevons et que le chauffeur est occupé à changer la roue, elle se rapproche de moi et pose sa tête sur mon épaule. Je la prends dans mes bras. Elle veut ensuite que nous nous rendions chez son amie, une juive qui s'occupe de la synagogue. Quand nous arrivons là-bas, l'amie juive n'y est pas. Je visite la synagogue qui ne présente pas grand intérêt.

Chez Mourbinjon, la rotation des clients est de l'ordre de trois jours. De nouveaux Japonais sont apparus. Pas très conviviaux, juste polis, ils se contentent de répondre quand on leur parle. De nouveaux Français ont succédé au couple parti pour Samarcande ce matin. Le jeune Néo-zélandais est installé dans la chambre probatoire, ainsi ai-je baptisé cette pièce que Mourbinjon attribue, selon une de ses lubies, aux nouveaux venus avant qu'ils n’accèdent au statut d'hôte. Cette pièce se trouve au dessus du garage. Il n'y a pas de porte. Aussi, quand Mourbinjon se livre à ses essais de moteur au volant de son automobile, profite-t-on des bienfaits des gaz d'échappement. Un coq cyclothymique habite juste à côté. Non seulement il chante comme tous les coqs normaux dès le premier rayon de soleil mais, insomniaque, il lui arrive de chanter aussi en pleine nuit. Ce qui réveille un chien, lequel se croit alors obliger d'y aller à son tour dans l'aboiement intempestif.



Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999
La ville ancienne et ses bons vieux tuyaux.

Ouzbékistan, Boukhara, tuyaux, © Louis Gigout, 1999
Un autre, pour le plaisir.

Ouzbékistan, Boukhara, © Louis Gigout, 1999
Où l'on aperçoit le sommet du minaret Kalyan.

Ouzbékistan, Boukhara, marché, © Louis Gigout, 1999
Au marché (qui longe le Parc des Samanides).

Ouzbékistan, Boukhara, marché, © Louis Gigout, 1999

Ouzbékistan, Boukhara, marché, © Louis Gigout, 1999


Le bassin de Lyab-i-Haouz est une chose charmante. Les jets d'eau fonctionnent de manière sporadique, s'arrêtant subitement en provocant les protestations de deux oies qui habitent là en permanence avant que s'installe un curieux silence. Quand ils se remettent à fonctionner, la petite chanson crépitante de l'eau recommence, nous obligeant de parler un ton au dessus la normale. Un orchestre joue de la musique ouzbèke dans la chaïkhana voisine. Je dîne ce soir en compagnie d'Hippolyte, un des nouveaux Français de Mourbinjon, et de deux Québécois qui étudient le russe à Moscou. Installés sur un tapchane comme des pachas, nous buvons du thé ou de la bière en discutant pendant des heures. Les deux Québécois sont déguisés en Russes, pour passer inaperçus disent-ils, faire de l'immersion. Ils portent des pantalons de jogging à bandes verticales et des blousons coupés dans le même tissu synthétique. Ils ont acheté ça sur un marché de Moscou pour quelques dollars. Hippolyte, étudiant en Histoire, entreprend d'exposer aux Québécois pourquoi Montmartre est le lieu le plus hideux de Paris. Il raconte l'écrasement de la Commune, la Bute rouge rasée pour y élever cette basilique symbole de la victoire de l'ordre et de la religion sur le peuple dans son mouvement vers la justice et la liberté.


Ouzbékistan, Boukhara, place Lyab-i-Haouz, © Louis Gigout, 1999
Le musicien et les oies de la chaïkhana de la place Lyab-i-Haouz.


Lundi. Je fais mon bagage pour partir. Je veux me rendre dans la région de Ferghana dont l'ami Guillaume m'avait parlé avant mon départ. J'aspire à sortir des villes étouffantes et de faire une escapade en montagne. Pour m'y rendre, il y a une route et une ligne de chemin de fer directes mais elles passent par le Tadjikistan et personne ne veut plus passer par là à cause de la guerre qui s'y déroulait encore il y a peu. Au départ, la situation était la même qu'en Ouzbékistan. Un pouvoir autocratique issu de l'Union soviétique et une opposition balbutiante, un peu d'islamisme et beaucoup de mafia. La différence, c'est que l'Ouzbékistan est riche, avec pétrole, mines d'or et agriculture prospère. Le Tadjikistan est pauvre et montagnard. Après la dislocation de l'URSS, les batailles politiques firent rage. Face aux anciens communistes qui tentaient de garder le pouvoir, une opposition se disant "islamo-démocratique" se structurait tant bien que mal, tenant des meetings monstres de plusieurs semaines. On appelait à la désobéissance civile pour balayer les communistes de la scène politique. Le communiste Nabiyev gagna les élections de 1991 et entreprit d'écraser l'opposition. Celle-ci ne vit plus alors d'autre solution que de s'engager dans la lutte armée. Les troubles dureront jusqu'en 1997, dégénérant par intermittence en guerre civile. Rahmon succéda à Nabiyev et l'Ouzbékistan, conforté dans cette attitude par Moscou, ne se gêna pas pour intervenir militairement pour aider le pouvoir en place. Le président ouzbek Karimov craignait la contagion. Les Américains, misant sur une Asie centrale turcophone stable destinée à servir de rempart face au monde iranophone considéré comme dangereusement intégriste, avaient choisi leur camp : celui des communistes. Les milieux du crime se sont construits sur cette guerre, rejoignant la puissante mafia afghane. Un nouveau marché s'est rapidement développé qui permettait des marges bénéficiaires de l'ordre de 1000%. D'Asie centrale, le gros des stupéfiants passe en Europe occidentale et aux États-Unis via Moscou et Varsovie.

Hippolyte vient m'annoncer que quelqu'un me demande. C'est Erkina. Elle veut que nous retournions chez son amie juive. Je lui annonce mon départ mais elle insiste pour qu'au moins je passe chez elle afin que nous prenions le thé. Je finis mes bagages et fais mes adieux à Mourbinjon qui regarde de travers la fille en laquelle il doit voir une prédatrice de parts de marché. C'est une grande maison pourvue d'une vaste cour intérieure entourée de pièces réparties sur deux niveaux. Nous prenons place sur un tapchane. Erkina prépare et sert le thé. Un homme se tient non loin de nous, silencieux et indifférent. Son oncle, m'informe Erkina qui m'invite à la suivre dans une des ailes de la maison, à l'étage, où se trouvent deux pièces en enfilade et au sol recouvert de tapis. C'est là qu'elle-même habite. Après avoir fait le tour de la pièce, nous nous retrouvons en face l'un de l'autre. Elle ne résiste pas quand je la prends dans mes bras. Nous échangeons un long baiser. Au moment de redescendre, je m'aperçois qu'il y a maintenant trois hommes sur le tapchane. Erkina me prévient : « My husband ! » Nous les rejoignons. Le futur mari de Erkina est petit, l'air souffreteux, quelque chose de torve, de malsain et de moite. Pas vraiment le look Adonis. Mais il arbore sur le devant une magnifique rangée de dents en or. Le frère ne vaut guère mieux, me réclame un dollar que je lui refuse, me propose de la vodka que je refuse pareillement. En revanche, je glisse à Erkina un billet de dix dollars pour lui permettre de narguer son frère. Le mari parti, Erkina et lui m'accompagnent sur la place derrière Lyab-i-Haouz pour que j'y prenne un taxi. Au moment des adieux, je m'apprête à faire la bise à Erkina. Grossière erreur. Elle s'esquive et s'enfuit. On ne fait pas la bise en public, à Boukhara, à une jeune femme qui se marie dans quelques jours.

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