Gare routière. Un bus part pour Boukhara à 14 h 45. Le trajet dure un peu plus de quatre heures. Campagne verte, champs de coton et de mûriers, mauvaise route. Encadré par deux chaînes de montagne, l'horizon s'étale. Tout devient d'une rigoureuse platitude. La végétation se rabougrit, devient blanche, désert caillouteux, désert rouge. Agglomérations aux maisons basses, grises, poussiéreuses. Puis les arbres à nouveau avant d'entrer dans Boukhara. Taxi. Je cherche la maison qui m'a été recommandée par la secrétaire de l'Alliance française de Samarcande. Une chambre chez l'habitant à la gastinista Suleyman, juste à côté de Lyab-i-Haouz, la place centrale avec sa pièce d'eau et ses platanes. Une jeune femme me conduit au travers des ruelles obscures. Des Suleyman, il semble qu'il y en ait à tous les coins de rues. La jeune femme est tenace. Elle m'entraîne dans sa propre maison et me propose de m'installer chez elle, dans une vaste pièce nue donnant sur cour. J'insiste pour voir la maison de Suleyman. On alors m'amène alors devant une porte de garage fermée sous laquelle filtre un trait de lumière. Personne ne répond quand je frappe avec insistance. Lassé d'attendre, avisant un touriste japonais, je lui demande où il loge. « Mubinjon » me répond-il en m'invitant à le suivre. Une longue ruelle étroite. Une impasse. Au bout de l'impasse, une porte. Nous entrons. C'est une maison de marchand traditionnelle ouzbèke. Son propriétaire, m'explique le Japonais, est un Russe, ancien champion de course à pied. Il y a une cour intérieure sur laquelle donne des portes épaisses en bois clair ciselé de motifs géométriques inspirés de ceux qui ornent le fronton des mosquées et des médersas, un motif étoilé se décomposant à l'infini. Les ouvertures sont basses et il faut se baisser pour entrer. De courts auvents les surplombent, soutenus par des encorbellements ou de simples piliers de bois. À l'exception des motifs, l'ouvrage me rappelle la forme des temples népalais de Katmandou. Les pièces sont aveugles et spartiates mais agréables. Les décorations sont raffinées et luxuriantes, motifs peints à la main à même les murs, niches à encadrements lobés, fins matelas posés à même le sol, pas de mobilier. Quatre à cinq pièces de taille variable sont disposées autour de la cour. Le propriétaire occupe un logement situé sur un des côtés. Pour se rendre à la douche et aux toilettes, il faut passer par un garage où se trouve une limousine soviétique blanche à sellerie de velours rouge et à belles pneumatiques satinées et propres. Un tapchane est installé dans un coin de la cour, garni d'un tapis et de coussins. Mubinjon est un grand gaillard efflanqué, le cuir tanné, la soixantaine. Il es vêtu d'un jean et d'une chemise ample. Il prend son temps et ne cherche pas à convaincre le client hésitant. « Seat here, me dit-il en désignant le tapchane. I come back in five minutes. » Il revient de son pas nonchalant, « What do you want ? » demande-t-il alors. Il parle de l'hôtel Boukhara, de l'hôtel Tata, de l'hôtel Goulistan, autant d'endroits où je pourrais tout aussi bien vous installer. Sans doute estime-t-il que je suis trop vieux pour dormir comme un backpacker. Il parle un anglais simplifié, y mêlant du russe et du tadjik, dessinant des chiffres du bout des doigts dans l'air. Il me fait comprendre que je dois attendre un peu, s'en va, revient dix minutes plus tard, me parle de ses clients, ici deux Français, là un Japonais, là deux autres Japonais. Il s'en va. Il revient avec un grand registre, me montre avec satisfaction les lignes concernant tous les Français qui furent ses clients. Parfois, il ponctue ses déclarations d'un grand éclat de rire sonore. Jeudi. À 8 heures précises, Mourbindjon en personne frappe aux portes des cellules en répétant « Breakfast ! Breakfast ! » Le petit-déjeuner est servi sur le tapchane. Lait caillé, fruits (excellents raisins, pèches), thé, pain (hélas de Boukhara, pas de Samarcande), miel, œufs durs, œufs brouillés, fromage et petites pâtisseries locales. Deux ouvriers sont déjà au travail pour l'aménagement d'une terrasse. Je ne me presse pas. Je dispose mes affaires et reste longtemps sur le tapchane qui est décidément un bon endroit pour la rêverie. Plus tard, je flâne dans les ruelles de manière à mémoriser la géographie du quartier. Contrairement à Samarcande, où les mosquées et les médersas historique sont situées en des endroits précis et isolés de la ville et ont un statut de musée qui leur confère importance et gravité, elles sont ici disséminées dans la structure urbaine et s'inscrivent dans le quotidien des habitants. Moins prestigieuse, la ville est belle et agréable à arpenter même s'il fait aussi chaud, plus chaud qu'à Samarcande. Le soir, je me retrouve comme tout le monde à Lyab-i-Haouz où je tombe sur Jürgen, installé à dîner en compagnie de Sylvie et Alain, les deux autres Français installés chez Mubinjon. Lyab-i-Haouz est un bon endroit. Le bassin, ses jets d'eau en ceinture dont les flots convergent en son centre, les grands arbres, les guirlandes lumineuses des deux chaïkhanas avec leurs confortables tapchanes. Nous dînons de chachlyks et de thé. Nous nous racontons nos histoires en prenant notre temps, suçotant un morceau, vidant quelques bouteilles de bière locale à laquelle j'ai fini par m'accoutumer.
Boukhara. Le bassin de la place Lyab-i-Haouz et ses jets d'eau.
À côté du bassin, ce gros blageur de Nasredinne Hodja sur son âne.
Vendredi. Je passe ce matin par le marché qui longe le Parc des Samanides. On y trouve comme ailleurs fruits, légumes et vêtements, mais aussi des brocantes hallucinantes, des clous rouillés et des composants électroniques impossibles à identifier. Plus tard dans le parc, installé à une petite table en plastique rouge sous un platane, il s'avère impossible d'être tranquille. Le vendeur de soda qui règne sur quelques tables branlantes vient s'asseoir à côté de moi pour me questionner en ouzbek. J'ai beau lui répéter « Niè panimayou », il insiste, feuillette mon guide touristique, regarde par dessus mon épaule ce que j'écris sur mon carnet et s'obstine à vouloir me parler. Le
parc Samani dispose de son coin manèges qui ressemblent à ceux de Samarcande. Boukhara l'intellectuelle ? Au Xe siècle, l'Empire dont elle était le centre comprenait l'Ouzbékistan et le Tadjikistan actuels, ainsi qu'une grande partie de l'Iran et de l'Afghanistan. Les jeunes hommes qui étudiaient dans les médersas venaient jusque d'Espagne tant était grande sa renommée. Avicenne y écrivit son encyclopédie médicale qui devint un texte essentiel pour la médecine du monde entier et le demeura jusqu'au XIXe siècle. Elle connût alors son âge d'or. Gengis Khan, qui n'était pas un intellectuel, mit le feu à la ville et ordonna le massacre général. Plus tard, Tamerlan, construisant Samarcande, ne s'y intéressa guère. Boukhara devint une ville insalubre baignant dans des eaux pestilentielles. Ce fut le petit-fils de Gengis Khan qui, au XVIe siècle, entreprit la reconstruction, constituant dans le même temps l'Empire cheïbanide.
Minaret Kalyan (1127) vu de l'intérieur de la mosquée (1514).
Mosquée Kalyan, intérieur.
Intérieur de la médersa Mir-i-Arab (1535).
Iwan de la mosquée Bolo Haouz, en face de l'Ark (1712).
Inscription en arabe sur une porte séculaire. Les trois alphabets (arabe, cyrillique, latine) sont inscrits dans la culture.
Étranges éléments décoratifs de l'époque soviétique (XXe).
Le chemin de fer m'emmène à Kagan, gare de Boukhara, à quelque 250 kilomètres de Samarcande.
Grâce à un employé qui m'a mise de force en tête de queue, j'ai obtenu une place dans le train normal. J'étais triste de quitter Samarcande dont j'aime la vie animée, fourmillement au milieu duquel je me sentais à l'aise, marché de la farine où il est presque impossible d'avancer, grand bazar couvert au pied de Bibi Khanoum, chaïkhanas innombrables aux tréteaux pittoresquement dressés à l'ombre d'un beau karragatch... Maroussia avait peine à croire à mon départ lorsque je lui disais au revoir devant les grandes écoles du boulevard Vséoboutch. Ma timide voisine est une vieille paysanne russe qui ne quitte pas des yeux le pain que je mange, et je partage avec elle ce que j'ai. Cette ligne transcaspienne allant de Krasnovodsk à Tachkent fut construite en 1882, sans plan quinquennal, « d'une manière presque américaine par la rapidité d'exécution, ce qui confirme le fait que les méthodes et la vie russes ont une analogie frappante avec les coutumes de l'Oncle Sam », remarque Rickmers en 1913. Mais Boukhara est bien loin de l'Amérique et de la Russie. Des ruines et des tombes, c'est ce que je vois en premier. Aux portes de la ville entourée d'une muraille s'étale le champ des morts, s'élève, faudrait-il dire, car les petits tunnels parallèles sont empilés les uns au-dessus des autres. Fameuse Boukhara aux cent cinquante mille habitants, ville des cigognes, tour de la science musulmane, force de l'islam, où les étudiants venus de partout se réunissaient au nombre de vingt mille dans tes cinquante médressés, qu'es-tu devenue ? Il fallait alors quinze ou vingt ans pour être consacré imam, ou chef de mosquée. À côté du Coran, on enseignait la rhétorique, l'art oratoire, la poésie et la logique. Le cours était commencé à la manière du Yémen : levant les yeux, tournant les paumes des mains vers le visage, et la barbe étant caressée en dernier ! (Il y avait 15 médressés à Tachkent, 30 à Kokand et 6 à Samarcande en 1848.) Ses cruels émirs ont préparé sa ruine, écrasant le peuple d'impôts, faisant mettre à mort par plaisir. Au musée, on voit les instruments de supplice dont les bourreaux se servaient. Un donjon était plein d'insectes immondes, punaises qu'on élevait spécialement pour la torture des prisonniers ; quand il n'y avait pas d'hommes à leur donner, on les nourrissait de viande crue. Au centre de la ville aux rues sales et tortueuses, j'habite à la base de tourisme, au premier étage, dans la cour d'une médressé. Au coin de la place, il y a une prise d'eau où, pour quelques kopecks, des Boukhariotes viennent remplir leurs énormes outres luisantes à bretelles. Boukhara, arrosée par les derniers canaux d'irrigation venus du Zéravchane, avait la plus mauvaise eau du Turkestan ; 95 % des habitants souffraient des fièvres. Au moment de la crue, tous les bassins de la ville, les haous, se remplissaient d'eau : c'était le réservoir général autour duquel se déroulait la vie. On venait y puiser l'eau, y faire ses ablutions, on lessivait, lavait les bols à thé... La saleté en était prodigieuse. C'est par l'eau que la plupart des habitants attrapaient l'embryon du ver de Guinée, le richta, ce qui signifie "fil de coton" – lequel vit sous la peau et atteint parfois jusqu'à un mètre de long. Les barbiers en débarrassaient progressivement leurs clients : ils tournaient chaque jour quelques centimètres de l'animal sur une allumette ; il fallait procéder avec prudence, sinon le ver se cassait et tout était à recommencer. Maintenant, le Labihaous, devant ma médressé Dinan Bégui, est à sec, il n'y a plus d'endroit où s'abriter de la poussière suffocante, il n'y a plus de pittoresques réunions sur les gradins humides, mais l'eau est saine – le richta est mort. Par contre, le ravitaillement est devenu si difficile que la chasse au pain est l'événement principal de la journée. J'ai le droit d'aller manger au restaurant de "spécialistes" où la nourriture est bonne, mais trop chère pour mon budget – trois à quatre roubles le repas. Ailleurs, il faut batailler pour obtenir de minuscules portions de soupe et de goulache, simple ramassis d'os en sauce. Alors je cuis chez moi. J'ai une carte de ration qui en principe devrait me permettre d'obtenir quatre cents grammes de pain par jour. Je vais régulièrement à la coopérative où, avec une quarantaine de personnes, j'attends l'arrivée des pains. Si vous n'êtes pas sur place, vous risquez de manquer le moment propice ou d'arriver lorsque tout est vendu. Quand vient mon tour, je dois me disputer avec le vendeur et souvent il ne me donne rien. Les gens attendent, bavardent et plaisantent ; il n'y a pas de récriminations : on sent qu'ils sont devenus totalement philosophes... Chez nous, on entendrait parler de catastrophe, les mines seraient tragiques, accompagnées de mouvements désordonnés... Je vais au soviet de la ville ; j'aimerais visiter la communauté juive de Boukhara, réputée pour la pureté de sa race et de ses traditions. J'aimerais aussi qu'on m'indique un élevage de moutons karakuls, dont on exporte la fourrure. On m'envoie au comité communiste, où il n'y a jamais personne : tout le monde est parti dans les kichlaks [villages] former des brigades de choc pour la récolte du coton, car ce qui prime tout, ce sont les chiffres du Plan à remplir. Je ne peux pas me lasser de voir vivre autour de moi. Il y a des rues où le trafic indigène fourmille. « Pocht ! » [Attention !] crient les âniers et les "arbaketchs", en taillant leur chemin dans la foule où chacun cherche à acheter ou à vendre. Accroupie contre un mur, j'écoute le flux et le reflux de cette humanité mouvante : je suis au centre d'une fourmilière et comprends soudain où va chaque fourmi. Deux fils du désert, reconnaissables à leur teint bronzé, leur pas lent et sûr, examinent un tas de kichmichs, puis goûtent les petits raisins ; ils appellent un troisième camarade qui porte des bottes kazakhs à talons pointus et cambrure Louis XV. Le prix demandé le fait éclater de rire ; ils s'éloignent. Il y a de grands turbans en laine grise, très pratiques pour porter un verre de lampe entre deux torsades et l'isoler ainsi de la bousculade. Sous le rond-point couvert où la foule est la plus dense, tout le monde rit lorsque les bœufs d'un attelage poussent les corps de leurs cornes. Un vendeur de pommes crie sans cesse pour qu'on ne stationne pas devant son étalage. Deux Afghans au turban noir sont tentés par une pièce de satinette jaune vendue par un Russe qui leur dit : « Compte mes mètres, compte seulement, ils y sont. » Un tiers bénévole fait l'interprète. Des femmes vendent un bric-à-brac inqualifiable. Si une faïence chinoise ou un "tekinski" [tapis de Boukhara] apparaît, dans les dix minutes il est acheté par des spécialistes que je retrouve chaque jour faisant leur tournée. Le moindre morceau de tekiner, sombre tapis fait par la tribu des Tékés, vaut cent roubles ; il sert principalement à fabriquer les "kourdjouns", les bissacs dont chaque indigène charge son âne, son cheval ou son chameau. On me dit que leurs dessins géométriques stylisent toujours la yourte au centre du grand pâturage, l'aryk [petit canal d'irrigation] qui le partage, les fleurs et le cheval dans le champ. Ma voisine de chambre porte deux bracelets et un pendentif en vieil argent travaillé qu'elle vient d'acheter, quoiqu'on lui prédise toutes les contagions possibles. À l'embouchure d'un foyer de chaïkhana, des gamins accroupis se chauffent les mains ; au-dessus d'eux, des femmes piaillent en vendant des chemises (l'une d'elles a une étoile d'or dans la narine). Un mendiant passe, prend quelques braises dans son écumoire, fait brûler des feuilles sèches dont il vous offre le parfum. Personne ne sait ce qu'est mon Leica, mais sitôt que je le manie, chacun se précipite et veut l'acheter. L'instinct commerçant est vivace dans cette métropole déchue. Tout le monde grignote quelque chose, amandes, ouriouks ou raisins pris à un marchand en passant. Un camion roule, laissant traîner après lui une rare odeur d'essence ; habituée aux relents poussiéreux d'urine, la narine en reste toute surprise. Mais pour comprendre la vie des fourmis qui m'entourent, il faut faire comme elles : acheter ou vendre. Je me promène mains en avant, offrant une tondeuse mécanique, achetée jadis en prévision d'une longue croisière à voile. J'en demande vingt roubles, prête à descendre jusqu'à dix ; j'ai aussi un couteau et une montre à deux shillings de chez Woolworth. Les requins habituels se jettent sur moi dès que j'entre dans la ruelle où les ferblantiers martèlent, décidés qu'ils sont à ne pas laisser s'échapper une occasion. Un homme à barbe rousse, aux yeux peints, aux ongles rougis, tâte la lame avec dédain... Bonne affaire : je retire trente-cinq roubles du tout et m'achète une pastèque pour quatre roubles. À peine ai-je palpé un pantalon de flanelle brandi par un grand Russe que ce dernier me dit rudement, ainsi qu'ils font tous : « Prends, mais prends-le donc ! » comme s'il était fâché que je sois si bête de laisser passer une occasion pareille pour trente roubles. Parfois je m'arrête brusquement, sur le point de tendre la main à un homme, malgré son turban, tant il me semble que je le connais depuis toujours. C'est sans doute un Tadjik et je le devine du même sang que moi. Devant la chaïkhana, une fille indigène peinte, aux vulgaires dents proéminentes, boit, seule. À ses pieds, les vendeuses de calots sont presque étouffées par la foule lorsqu'une télègue passe. Le boucher braille, assailli au milieu de ses morceaux de chameau écarlates. Nombreux sont ceux qui pourraient dire avec le derviche qui passe orné de sa calebasse : « La pauvreté est ma gloire. » Un marchand de nougat a froid aux mains et les cache sous ses aisselles ; sa narine est pleine d'un jus jaune. Une femme tient les deux côtés de son fichu olivâtre dans sa bouche mouillée. Des vieilles aux paupières blanches, avec des croûtes brunes au coin des lèvres, tendent un bol en bois. La pluie tombe et ravive les couleurs sur les épaules ouatées des khalats usés... Tous, partout, ne sont que des cadavres encore vivants qui luttent plus ou moins fortement... Moi aussi, immobile, à regarder. Tout dépend du plus ou moins. La population est tombée à 40000 habitants : pour une maison debout, il y en a trois qui s'écroulent, car l'habitation meurt avec le chef de famille ; chacun construit sa demeure. Il y a des tombeaux sur les toits : « Un saint a mérité d'être enterré là, de conserver sa place au milieu des vivants, d'échapper au cimetière de la dune, à cette terrible égalité où précipite la mort musulmane et toute mort. Des chiffons et des touffes de cheveux flottent à la fenêtre grillagée. » (Henry de Monfreid.) Partout traîne cette odeur un peu moisie de vieux sable pas aéré ; elle s'accentue dans les grands cimetières où le sentier de lœss rend le pas silencieux. C'est une mer de bosses toutes identiques à travers laquelle je louvoie pour atteindre un bouquet d'arbres flamboyant de toutes les couleurs automnales ; le vent a amassé les feuilles mortes dans la cour d'une mosquée abandonnée, entourée d'un péristyle à colonnes. Je retrouve la même odeur à la mosquée Tchor Minar, aux cellules en ruine, orbites noires et vides. L'entrée passe sous quatre minarets groupés, casqués de turquoise et surmontés chacun par un nid de cigognes. Dans la rue, un ivrogne tombe ; à chaque fois qu'il essaie de se relever, des femmes aux fichus multicolores rient à gorge déployée. Dans un autre cimetière, on démolit les tombes pour dégager le mausolée d'Ismail le Samanide, lentement enlisé. Des alvéoles étagés sort un air froid qui sent la terre pourrie et un peu aussi les vers morts des cocons amoncelés. Les os et les étoffes décomposés gisent parmi les décombres. Le mort n'est pas écrasé par la terre : on construit une voûte au-dessus de lui. Le mausolée d'Ismail, le plus ancien monument au Turkestan il date du Xe siècle , est un petit hémisphère sur un cube de briques incolores dont le relief forme un dessin géométrique. Mais la tombe de Tchétchma Ayoup la source de Job est bien plus curieuse, simple cône de briques saillantes qui s'élève solitaire au-dessus des tombes anonymes. On dit que Job, arrivé ici, se baissa pour boire et que, pendant ce temps, un abri poussa autour de lui. Oui, la mort est partout, dans ces nombreuses médressés abandonnées où les briques vernissées jonchent le sol, dans ces grands bassins aux gradins asséchés, étranges arènes, et dans les patios abandonnés. Mais ce qui survit est émouvant comme nulle part ailleurs. Oh ! ce bouquet étonnant de fraîcheur dans la façade de faïence d'Abdoul Aziz, peut-on l'oublier ? Pureté des lignes, élégance des proportions, joie des couleurs, ce bouquet résume la médressé au beau nom, sa cour ouverte et riante, ses deux salles aux fresques de pourpre et d'or, aux plafonds en stalactites. En face, l'austère Ouloug Bek à la cour resserrée, aux murs élevés, au silence encadré, provoque la méditation. Mystère des proportions classiques, sa haute arche-iwan bordée d'une colonne en torsade éveille en moi la vénération. Construite au XVe siècle, deux cents ans avant la branlante Abdoul Aziz, elle est solide et se passe d'étai. Dans le style grandiose, la mosquée Kalân la grande est imbattable. Du haut des cinquante-deux mètres du minaret de la Mort, dont elle est flanquée et d'où l'émir faisait tomber les condamnés à mort, on voit sa cour immense, sa coupole turquoise au-dessus du sanctuaire et son fronton central devant le petit pavillon aux ablutions. Les jours de fête, un colossal tapis rouge couvrait les dalles. Quel ensemble féerique cela devait composer avec les soies brochées que portaient tous les grands de la terre ! Puisque la Kalân date du XIe siècle, d'ici j'aurais pu voir en 1220 Tchinghiz Khan monter en chaire avec ses cent cinquante mille hommes, il venait de prendre la ville , se proclamer le fléau d'Allah et ordonner aux docteurs de donner à manger à ses chevaux dans les caisses à Coran. Les côtés de la cour sont faits d'une triple arcade voûtée soutenue par d'énormes piliers cubiques ; il y fait sombre et sur mes épaules pèse une lourdeur de cathédrale romane. L'autel, le mihrab, n'est qu'un rectangle de dessins émaillés. La lumière est si belle qu'il lui faut des lignes pures où frapper, elle n'aurait que faire de vitraux et de sculptures. Dehors, sur le vaste terre-plein au pied de Chir Arab, la plus grande école de Boukhara, grouille et rugit l'incessante vente aux enchères. Surélevés, de chaque côté du portique, deux adjudicateurs hurlent les offres : manteaux, tchapans, coussins, machine à coudre, fichus, pièces de soie, couteaux, bottes, tout y passe. La multitude se meut, minuscule au pied de l'immense façade creusée de niches sur deux étages. Vambery, le hardi voyageur déguisé en pèlerin, vint à Boukhara au temps où l'émir mettait à mort tout Européen entré dans la ville. Turban sur la tête, Coran pendu au cou, il a traversé une foule semblable, tandis qu'on lui demandait de distribuer son haleine sainte, et la poudre contre les maladies, ramenée de Médine, de la maison du Prophète. Contraste frappant, la grande place devant l'Ark est solitaire ; au-dessus de leur porte monumentale, les palais de l'émir abritent un technicum pédagogique. Au milieu de la place s'élève la tour métallique du château d'eau. Le haous, encore plein d'eau, est au pied de la mosquée Bala Khan, club des travailleurs : c'est une immense galerie tout en bois sculpté, au toit soutenu par la double rangée de hautes colonnes en bois qui vont s'amincissant, fûts de palmiers parallèles. Ici, c'est la Bible à la main qu'un autre Européen arrive en 1843, le Révérend Joseph Wolff. « Ces pauvres âmes obscures touchaient dévotement le Livre » dit-il. Il venait s'enquérir du sort de deux compatriotes, Stoddart et Conolly, lesquels avaient été agréés par l'émir comme représentants commerciaux. Ils s'étaient rendus coupables de quelque manquement de tact et les intrigues de cour avaient envenimé leur cas jusqu'à le rendre fatal. Aussi la visite de Wolff était-elle risquée. "Sa majesté l'émir Nazir Oullah Bahadour, écrit-il, assis sur le balcon de son palais, nous regardait ; autour de nous, des milliers de personnes. Tous les yeux m'observaient pour voir si je me plierais à l'étiquette. Lorsque le Shekaul (ministre des Affaires étrangères) me toucha l'épaule, je me soumis non seulement trois fois, mais m'inclinais incessamment en disant : « Paix sur le Roi, Salamat Padishah ! » jusqu'à ce que Sa Majesté éclatât de rire et tous les autres autour de nous. Wolff était vêtu de noir et de rouge, car il portait sa robe de clergyman chaque fois qu'il rendait visite à l'émir. Sa Majesté lui demanda la raison de ces couleurs.
– Le noir indique que je porte le deuil de mes chers amis, et le rouge que je serais prêt à verser mon sang pour ma foi.
C'était un homme terrible, ce Nazir Oullah : il avait tué cinq frères afin de monter sur le trône. Nazir Oullah était tel un chien affamé de sang parce qu'il avait eu une nourrice kazakh et qu'on appelait les Kazakhs des mangeurs d'hommes, les accusant de se nourrir de cadavres. L'émir remarquait curieusement :
– Je peux tuer autant de Persans que je veux, personne ne bouge. À peine ai-je touché à deux Anglais que, de Londres la lointaine, arrive une mission pour s'enquérir.
À ce moment, la ville comptait 180 000 habitants et chaque maison possédait son esclave persan. Tout ce passé est bien mort. En ce moment, c'est le coton seul qui compte, et les moullahs hostiles à l'ouverture des tchédras se font battre par les femmes. Le coton pourra-t-il ressusciter Boukhara, ville déclassée ?
Ella Maillart, Des monts célestes aux sables rouges, 1933, Petite Bibliothèque Payot.
Je visite la médersa Abdoullah Khan pour y examiner les soieries. Cette ancienne mosquée a été reconvertie en Magasin national des Tissus de soie. On y trouve des spécimens de pièces abondamment colorées, des étoffes brodées dont on tire indifféremment vêtements, couvre-lits et nappes de tables. Des femmes sont installées à coudre. Deux d'entre elles me font une démonstration du travail sur métier en souriant.
Brodeuse et tisseuse dans la médersa Abdoullah Khan.
Le hammam se trouve non loin de Lyab-i-Haouz, vers la mosquée Magok-i-Attari. On dit que c'est le plus ancien établissement de ce genre en Asie centrale. Cent soums l'entrée, une misère. On me donne une serviette et un drap dont je dois m'enrouler la taille pour me rendre des vestiaires aux salles. Il y a peu de monde. Le jeune homme de l'entrée me guide complaisamment. Il me retient vigoureusement lorsque je pars en aquaplaning sur le sol lisse et mouillé. Nous suivons une sorte de caverne obscure avant d'arriver dans une salle sur laquelle donnent, par de petits portiques en pierre, quatre caves. Au milieu de la pièce, une vaste table en pierre poncée. Il y fait sombre, humide et chaud. Le peu de lumière provient de rares lucarnes par lesquelles s'engouffre la lumière du soleil tamisée par la vapeur épaisse. Une seule cave est en activité. J'y pénètre. C'est l'étuve. La pièce est circulaire, ogivale, murs faits de grosses pierres brutes dans lesquels sont creusées des banquettes. La chaleur intense est dégagée par les murs. Deux gros robinets délivrent eau brûlante et eau glacée. J'ai l'impression d'être enfermé dans une cocotte-minute. Imitant les autres hommes, je me munis d'une bassine que je remplis d'eau pour m'en asperger. Mon corps maigre et blanc ne passe pas inaperçu aux milieux des hommes présents, replets et charpentés. Un individu s'approche de moi. Il a alors ce geste invraisemblable. Un geste presque naturel, apparemment dénué de toute malice. Il me pince l'extrémité du sexe, prenant entre ses doigts le prépuce. Devant mon sursaut, il dit quelque chose que je ne comprends pas et fait un geste de paix. Salam aleykum, mon frère. Curiosité pour le non circoncis ? Il se détourne, satisfait. Il ne cachait pas de couteau derrière son dos. Je reste là quelques minutes avant d'aller faire un tour dans les autres caves qui me paraissent soudain glacées. Je reviens, m’assois sur une banquette et m'asperge d'eau. L'homme de l'entrée me propose un massage. Je m'allonge, nu, sur la dalle de la salle centrale. L'homme commence par m'enduire le dos de crème et se met au travail. Cela va durer une demi-heure au bas mot. Recto, verso, du cuir chevelu aux orteils, tout y passe, vigoureusement. Malaxions musclées en tout endroit malléable que la décence autorise, élongation des doigts et torsion des membres. Mon corps noué, ankylosé, sujet aux crampes et aux lumbagos, souffre. Et finalement, me dis-je, plaqué sur cette dalle de pierre poli par un grand Ouzbek baraqué assis sur moi et me tordant les jambes en arrière, je ne fais que perpétuer un rituel auquel s'est prêté ici avant moi Tamerlan, Gengis Khan, Marco Polo, Alexandre et Shéhérazade ! Je sens l'anormalité de ces points douloureux où se tapissent les tensions, les stress, le fruit des mauvaises passions et des émotions contenues. Que n'y a-t-il pas de tels hammams à Paris ! Je sens que j'en deviendrais vite un habitué. C'est autre chose que nos tristes douches et nos mornes baignoires ! Après le massage, je retourne au sauna pour une dernière série d'ablutions avant de regagner l'air libre, encore en nage et merveilleusement léger. Chez Mubinjon, j'assiste à un lâcher de colombes. L'ex-champion du monde lance quelques poignées de graines, provoquant un beau remue-ménage d'ailes blanches étincelantes quand le soleil les prend. Samedi. Jürgen est parti. Il doit être à cette heure en train de pédaler en direction de la mer Caspienne. Il prendra ensuite la route de la Turquie avant de rentrer chez lui à Cologne. Mubinjon est décidément un type bizarre. Hier soir, vers 11 heures, le voilà qui subitement se lève de devant sa télé pour aller s'installer au volant de sa belle auto. Il fait démarrer le moteur, vroum, allume les phares, les éteint, essaie les essuie-glaces, donne quelques coups d'accélérateur, coupe le moteur et s'en revient devant la télé. Petit coup de nostalgie d'un ancien grand amateur de conduite ? Ce matin, un de ses ouvriers a entrepris de laver l'auto, laquelle n'était pas sale du tout, et de la passer au polish. Tout ça parce que cet après-midi, môssieur Mubinjon sort la belle auto pour aller au marché faire ses courses. Plus tard, je croise sur ma route une fille de vingt ans qui veut que je la prenne en photo. Elle s'appelle Kholida et écrit son adresse dans mon cahier pour que je la lui fasse parvenir une fois développée.
Kholida et quelques autres.
Le château d'eau métallique de la grande place devant l'Ark évoqué par Ella Maillart a été reconverti en tour panoramique. Il faut payer 200 soums pour emprunter un ascenseur peu fiable accompagné d'un gamin qui n'a pas froid aux yeux. Beau coucher de soleil loin dans le désert. La ville prend des couleurs rose orangé. Il est possible de se faire monter des boissons sur la plate-forme supérieure. Le père de l'enfant attend au pied de la tour en compagnie de quelques compères en sirotant tranquillement ses tasses de thé vert. Il se contente d'encaisser le prix des visites. Il me parle de "Parij" et de son "minarette" Eiffel.
Le château d'eau en face de l'Ark.
Vue de Boukhara à partir de la plate forme supérieure du chateau d'eau. Au premier plan, l'Ark (VII et XVIe siècle), au centre, le minaret Kalyan.
Vue de Boukhara à partir de la plate forme supérieure du chateau d'eau. Rue Afrossiab.
Vue de Boukhara à partir de l'Ark. De gauche à droite : minaret Kalyan, médersa Mir-i-Arab.
Derrière le bras de la grue : partie arrière de la mosquée Kalyan.
J'assiste à un spectacle de danse donné pour un groupe de touristes allemands âgés dans la cour de la médersa Gaoukouchan. Deux groupes de danseuses se partagent l'espace alors que les musiciens et un chanteur interprètent musiques et chants traditionnels. Si l'un des deux groupes exécute effectivement des danses élégantes et raffinées, l'autre groupe fait plutôt dans le défilé de mode. Dans le groupe des danseuses une jeune femme, petite, la peau plus foncée que les autres, sourire plaquée or, fait plaisir à voir tant son propre plaisir de danser est visible alors que ses compagnes offrent des expressions convenues, sourires figés, gestes mécaniques. Il y a de quoi. Danser du folklore pareillement attifé pour une poignée de soums afin d'offrir un spectacle d'un exotisme convenu à des touristes repus et blasés ne doit pas être très excitant. (Quelle arrogance ! me souffle mon ange gardien. Que tu n'aimes pas les touristes – on dirait qu'ils te volent ton air – soit, mais les filles font bien leur boulot et le "folklore" dont tu parles est l'art millénaire qui réjouissait déjà Omar Khayyam.)
Danseuses devant la médersa Gaoukouchan.
Présentation de robes en soie ikatée "atlas".
Dimanche, 1er août. Le serveur de la terrasse d'un des deux cafés de Lyab-i-Haouz est un type bien. Hier soir, alors que je dînais en compagnie des deux Français et d'un jeune de Wellington pas rancunier. Les Australiens n'en sont pas encore revenus qui balancent des pavés sur les voitures immatriculées en France (remember le Rainbow-Warrior). Le Néo-zélandais est venu à la fin du repas nous offrir de belles tranches de pastèque. « It is for you », disait-il tout heureux d'avoir quelque chose à nous offrir. La population n'est pas ici la même qu'à Tachkent ou à Samarcande. Il y a nettement moins de Russes. Un mode de vie plus traditionnel emprunt d'un islam peu exigeant. Hier soir, un petit groupe de Russes, visiblement ivres, étaient à une terrasse de Lyab-i-Haouz. Ils dansaient près du tapchane où nous étions installés. Un groupe de femmes s'est formé à l'écart pour les observer en se moquant des pantomimes quasi pornographiques des filles russes, minijupes rasantes et chemisiers moulants à décolletés plongeants sur fortes poitrines. Il n'y avait aucune animosité dans le regard des femmes ouzbèkes. Au contraire, elles applaudissaient les danseurs. Étaient-elle tentées d'en faire autant, elles pour qui il est impensable qu'elles se montrent en public dans de tels accoutrements ? Ce n'est pas si sûr.
J'ai rendez-vous avec Erkina (prénom changé). C'est la fille que j'ai rencontrée le soir de mon arrivée. Elle veut me faire visiter un site à l'extérieur de la ville : Sitorai Mohi Xosa, le palais d'été du dernier émir de Boukhara. Alors que je l'attends à côté du bassin de Lyab-i-Haouz, je la vois arriver accompagnée de deux hommes. Elle a revêtu ses habits du dimanche et porte une longue robe blanche. Sa robe de future mariée ? Ne m'avait-t-elle pas dit qu'elle devait se marier le 25 août prochain ? A-t-elle oublié aujourd'hui notre rendez-vous ? Elle se fait prendre en photo au bras de l'un des deux hommes puis, m'apercevant, me fait comprendre d'un clin d'œil que je dois l'attendre. Ils s'éloignent. Cinq minutes plus tard, elle revient et s'avance résolument vers moi. Elle porte encore sa robe blanche. Les deux hommes étaient son futur mari et son frère. « Comment le trouves-tu ? » me demande-t-elle. Nous prenons un taxi. Arrivés au palais, elle m'entraîne à l'intérieur. Ce palais qui fut construit au 19e siècle et agrandi en 1918 est kitschissime, un simulacre des anciens palais boukhariotes et de leurs majestueuses arches couvertes de céramiques. Une "salle blanche", réservée aux invités d'honneur, fut décorée par le maître stucateur Oustor Chirin Mouradov. L'artisan génial fut remercié selon l'ordre du khan par une mutilation des mains pour qu'il ne soit plus en mesure de réaliser un décor similaire. Une grand classique des turco-mongols. Voir Shah Jahan et l'architecte du Taj Mahal. Salle de banquet à éclairage rouge et vitres teintées de bleu, collection de poignards, un miroir qui renvoie quarante reflets, chaïkhana aux multiples fenêtres. Un chemin pavé conduit de la cour des hommes à celle des femmes. On dit qu'il existe aussi un souterrain secret que l'émir utilisait pour aller admirer ces dames dans leurs ébats. Le harem comptait 400 femmes recluses qui, l'émir voyeur étant sénile, s'ennuyaient ferme. Il fut dissout en 1920 par un "divorce collectif" prononcé par un membre du bureau local du Komintern qui autorisa les vaillants petits soldats de l'Armée rouge à faire leur choix.
Dans le taxi du retour, je sens Erkina mélancolique. Comme nous crevons et que le chauffeur est occupé à changer la roue, elle se rapproche de moi et pose sa tête sur mon épaule. Je la prends dans mes bras. Elle veut ensuite que nous nous rendions chez son amie, une juive qui s'occupe de la synagogue. Quand nous arrivons là-bas, l'amie juive n'y est pas. Je visite la synagogue qui ne présente pas grand intérêt.
Chez Mourbinjon, la rotation des clients est de l'ordre de trois jours. De nouveaux Japonais sont apparus. Pas très conviviaux, juste polis, ils se contentent de répondre quand on leur parle. De nouveaux Français ont succédé au couple parti pour Samarcande ce matin. Le jeune Néo-zélandais est installé dans la chambre probatoire, ainsi ai-je baptisé cette pièce que Mourbinjon attribue, selon une de ses lubies, aux nouveaux venus avant qu'ils n’accèdent au statut d'hôte. Cette pièce se trouve au dessus du garage. Il n'y a pas de porte. Aussi, quand Mourbinjon se livre à ses essais de moteur au volant de son automobile, profite-t-on des bienfaits des gaz d'échappement. Un coq cyclothymique habite juste à côté. Non seulement il chante comme tous les coqs normaux dès le premier rayon de soleil mais, insomniaque, il lui arrive de chanter aussi en pleine nuit. Ce qui réveille un chien, lequel se croit alors obliger d'y aller à son tour dans l'aboiement intempestif.
La ville ancienne et ses bons vieux tuyaux.
Un autre, pour le plaisir.
Où l'on aperçoit le sommet du minaret Kalyan.
Au marché (qui longe le Parc des Samanides).
Le bassin de Lyab-i-Haouz est une chose charmante. Les jets d'eau fonctionnent de manière sporadique, s'arrêtant subitement en provocant les protestations de deux oies qui habitent là en permanence avant que s'installe un curieux silence. Quand ils se remettent à fonctionner, la petite chanson crépitante de l'eau recommence, nous obligeant de parler un ton au dessus la normale. Un orchestre joue de la musique ouzbèke dans la chaïkhana voisine. Je dîne ce soir en compagnie d'Hippolyte, un des nouveaux Français de Mourbinjon, et de deux Québécois qui étudient le russe à Moscou. Installés sur un tapchane comme des pachas, nous buvons du thé ou de la bière en discutant pendant des heures. Les deux Québécois sont déguisés en Russes, pour passer inaperçus disent-ils, faire de l'immersion. Ils portent des pantalons de jogging à bandes verticales et des blousons coupés dans le même tissu synthétique. Ils ont acheté ça sur un marché de Moscou pour quelques dollars. Hippolyte, étudiant en Histoire, entreprend d'exposer aux Québécois pourquoi Montmartre est le lieu le plus hideux de Paris. Il raconte l'écrasement de la Commune, la Bute rouge rasée pour y élever cette basilique symbole de la victoire de l'ordre et de la religion sur le peuple dans son mouvement vers la justice et la liberté.
Le musicien et les oies de la chaïkhana de la place Lyab-i-Haouz.
Lundi. Je fais mon bagage pour partir. Je veux me rendre dans la région de Ferghana dont l'ami Guillaume m'avait parlé avant mon départ. J'aspire à sortir des villes étouffantes et de faire une escapade en montagne. Pour m'y rendre, il y a une route et une ligne de chemin de fer directes mais elles passent par le Tadjikistan et personne ne veut plus passer par là à cause de la guerre qui s'y déroulait encore il y a peu.Au départ, la situation était la même qu'en Ouzbékistan. Un pouvoir autocratique issu de l'Union soviétique et une opposition balbutiante, un peu d'islamisme et beaucoup de mafia. La différence, c'est que l'Ouzbékistan est riche, avec pétrole, mines d'or et agriculture prospère. Le Tadjikistan est pauvre et montagnard. Après la dislocation de l'URSS, les batailles politiques firent rage. Face aux anciens communistes qui tentaient de garder le pouvoir, une opposition se disant "islamo-démocratique" se structurait tant bien que mal, tenant des meetings monstres de plusieurs semaines. On appelait à la désobéissance civile pour balayer les communistes de la scène politique. Le communiste Nabiyev gagna les élections de 1991 et entreprit d'écraser l'opposition. Celle-ci ne vit plus alors d'autre solution que de s'engager dans la lutte armée. Les troubles dureront jusqu'en 1997, dégénérant par intermittence en guerre civile. Rahmon succéda à Nabiyev et l'Ouzbékistan, conforté dans cette attitude par Moscou, ne se gêna pas pour intervenir militairement pour aider le pouvoir en place. Le président ouzbek Karimov craignait la contagion. Les Américains, misant sur une Asie centrale turcophone stable destinée à servir de rempart face au monde iranophone considéré comme dangereusement intégriste, avaient choisi leur camp : celui des communistes. Les milieux du crime se sont construits sur cette guerre, rejoignant la puissante mafia afghane. Un nouveau marché s'est rapidement développé qui permettait des marges bénéficiaires de l'ordre de 1000%. D'Asie centrale, le gros des stupéfiants passe en Europe occidentale et aux États-Unis via Moscou et Varsovie. Hippolyte vient m'annoncer que quelqu'un me demande. C'est Erkina. Elle veut que nous retournions chez son amie juive. Je lui annonce mon départ mais elle insiste pour qu'au moins je passe chez elle afin que nous prenions le thé. Je finis mes bagages et fais mes adieux à Mourbinjon qui regarde de travers la fille en laquelle il doit voir une prédatrice de parts de marché. C'est une grande maison pourvue d'une vaste cour intérieure entourée de pièces réparties sur deux niveaux. Nous prenons place sur un tapchane. Erkina prépare et sert le thé. Un homme se tient non loin de nous, silencieux et indifférent. Son oncle, m'informe Erkina qui m'invite à la suivre dans une des ailes de la maison, à l'étage, où se trouvent deux pièces en enfilade et au sol recouvert de tapis. C'est là qu'elle-même habite. Après avoir fait le tour de la pièce, nous nous retrouvons en face l'un de l'autre. Elle ne résiste pas quand je la prends dans mes bras. Nous échangeons un long baiser. Au moment de redescendre, je m'aperçois qu'il y a maintenant trois hommes sur le tapchane. Erkina me prévient : « My husband ! » Nous les rejoignons. Le futur mari de Erkina est petit, l'air souffreteux, quelque chose de torve, de malsain et de moite. Pas vraiment le look Adonis. Mais il arbore sur le devant une magnifique rangée de dents en or. Le frère ne vaut guère mieux, me réclame un dollar que je lui refuse, me propose de la vodka que je refuse pareillement. En revanche, je glisse à Erkina un billet de dix dollars pour lui permettre de narguer son frère. Le mari parti, Erkina et lui m'accompagnent sur la place derrière Lyab-i-Haouz pour que j'y prenne un taxi. Au moment des adieux, je m'apprête à faire la bise à Erkina. Grossière erreur. Elle s'esquive et s'enfuit. On ne fait pas la bise en public, à Boukhara, àune jeune femme qui se marie dans quelques jours.
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